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Cantigas de Santa Maria (Cantiga 10) |
Organologie médiévale
Yves D'Arcizas, Lionel Dieu, Christian Rault
Christian
Rault a reçu une formation de luthier à Crémone. Son intérêt pour l’art roman
l’a poussé à engager des recherches sur les images pour la reconstitution
d’instruments médiévaux. Or, il compris rapidement la nécessité de hiérarchiser
ces images (souvent issues de la sculpture romane) en les classant par
« qualités » pour la reconstitution d’instruments ou pour la pratique
musicale. Il convient d’ailleurs de s’interroger sur les instruments
représentés : sont-ils sujets ou objets des images ? Très vite, les
images d’instruments de musiques sculptés à Saint-Jacques de Compostelle
s’avérèrent d’une qualité exceptionnelle d’un point de vue organologique ;
à tel point que l’idée fut venue de reconstituer ces instruments uniquement
d’après ces images. Mais pour cela, il fallait renoncer à des habitudes de
lutherie modernes, notamment le placement d’une âme et/ou d’une barre
d’harmonie quasi obligatoire pour faire sonner les instruments à cordes. Or,
les premiers luthiers qui se sont intéressés aux instruments médiévaux ont
plutôt essayer d’appliquer ce qu’ils avaient appris sur des formes qu’ils
avaient pu observer, d’où l’apparition de sorte de violons
« déguisés » en vièle. Toute la problématique était d’être conscient
des filtres à travers lesquels les luthiers regardaient les instruments
médiévaux. Grâce aux croisements de regards et de points de vue dans le
développement de projets interdisciplinaires autour de Saint-Jacques de
Compostelle, on décida d’attendre d’avoir la preuve qu’un élément existe pour
le recréer. Ainsi, l’existence de l’âme n’est prouvée qu’à la fin du XVIe
siècle (dans les textes) et les éléments archéologiques ne permettent pas d’en
assurer la présence avant cette date. Les instruments médiévaux conservés dans
les musées, comme la viola du musée
de Vienne, attestent d’une technique monoxyle sans âme ni barre d’harmonie. Ces
instruments fonctionnaient donc avec des principes structurels et harmoniques
différents de ceux que l’on fabrique depuis l’époque Baroque.
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Organistrum, Saint-Jacques de Compostelle |
Yves d’Arcizas
précise d’ailleurs qu’il est extrêmement important de se rappeler que le
système musical médiéval était bien différent du système tempéré qui a cours
aujourd’hui et qui influence profondément notre pensée. Le système musical
médiéval était en effet basé sur les harmoniques naturelles dans lequel la
quinte juste avait une importance fondamentale. Ce goût pour les harmoniques a,
de fait, créé une esthétique polyphonique qui semble typiquement
« médiévale ». Et dans cette esthétique la distinction des différents
sons était fondamentale. À la Renaissance avec l’apparition de pièces musicales
pour quatre voix distinctes et l’apparition d’instruments dérivés d’une même
famille (pour les cordes par exemple : viole, dessus de viole, par-dessus,
basse de viole), c’est finalement une sorte d’apogée de ce système harmonique
car ces instruments déclinés par famille étaient considérés comme une seule et
même entité. Il faut attendre la période Baroque pour qu’un véritable
changement de paradigme s’impose avec l’apparition de la basse continue, puis du
système tempéré. De même, des éléments « parasites » que l’on
pourrait plutôt appeler « amplificateurs de son » sont très présents
au Moyen Âge comme à la Renaissance ; les harpes étaient pourvues de
harpions à la base des cordes au niveau de la caisse, faisant ainsi sonner une
harmonique naturelle accompagnant la vibration de la corde ; les tambours
comportaient des timbres, les triangles des anneaux ; les flûtes à bec
étaient parfois jouées avec l’ajout d’un bourdon vocal ; tout ceci rendant
la musique harmonique médiévale très spécifique. La voix chantée devait
d’ailleurs être aussi pratiquée de façon particulière. Des recherches sur les
musiques de l’Inde et du Népal permettent de retrouver d’une certaine façon ce
paysage musical harmonique comportant des résonnances en bourdon.
Isabelle
Marchesin se demande s’il existait des « écoles » de lutherie qui
pourraient être reconnaissables dans les images médiévales. Christian Rault
répond en soulevant le classicisme absolu des instruments à archet au Moyen Âge.
En effet, les principes esthétiques, structurels et harmoniques sont mis en
place à l’époque carolingienne puis ne changent pas jusqu’à la Renaissance. Les
instruments évoluent, leurs formes changent, les postures des musiciens les
utilisant sont d’une grande variété, mais la base esthétique, structurelle et
harmonique qui les constituent restera stable pendant presque cinq siècles.
Toutefois, avec l’influence mozarabe, le XIIIe siècle voit
l’apparition de nouvelles formes de vièles et de luth ; un basculement se
produit entre les luths monoxyles que l’on trouvait auparavant et les luths à
lamelles importés d’Orient par le relais de l’Espagne. De
« nouveaux » instruments apparaissent, surtout à partir du XIVe
siècle, comme le rebec (rebebe). Toutefois, comme aujourd’hui ces instruments
nouveaux, hérités de l’Orient, cohabitent avec les instruments
« anciens » que l’on continue à fabriquer ; cette cohabitation
est d’ailleurs renforcée par la continuité du répertoire musical.
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Cantigas de Santa Maria (Cantiga 30) |
La
question de la compétence des artistiques (peintres ou sculpteurs) pour
représenter ces instruments de musique resurgi. Yves d’Arcizas précise que
l’omniprésence de la géométrie et de ses principes dans les métiers médiévaux
peut être une piste pour expliquer le naturalisme de certains instruments
sculptés ou peints. Les proportions géométriques utilisées pour fabriquer des
instruments de musique ou pour sculpter un modillon sont les mêmes et il faut
insister sur le fait que ces proportions géométriques sont aussi
musicales : 1 demi = octave, 1 tiers = quinte. L’un des figures de base
que l’on retrouve dans l’art comme dans la lutherie est la vesica piscis. Yves d’Arcizas n’a d’ailleurs recensé que trois ouvertures
de compas différentes sur les harpes représentées dans l’art médiéval. Ainsi,
la complexité de la géométrie n’est qu’apparente, puisque c’est un langage très
bien connu et maîtrisé par la plupart des médiévaux. Il y avait une certaine
simplicité d’utilisation des proportions harmoniques dans ce système
duo-décimal. On retrouve d’ailleurs des proportions et des figures géométriques
assez simples sur la plupart des instruments représentés ; le tracé de
base en est souvent le double carré. Il faut également préciser que le quadrivium (arithmétique, géométrie,
musique, astronomie) faisait partie de la formation de base des lettrés, donc
des artistes qui ont réalisés les sculptures et les peintures que nous
étudions. Ainsi, lorsqu’ils n’étaient pas aussi luthiers (comme certains
huchiers facteurs de stalles par exemple), ils étaient certainement musiciens
(au moins avaient-il appris la musique dans leurs années d’apprentissage).
L’exemple le plus intéressant est certainement celui de Jérôme Bosch, dont les
instruments suivent un tracé géométrique parfait, peut-être grâce à l’utilisation
d’une camera obscura. Ainsi, la harpe
qu’il a représenté dans le Jardin des Délices est d’un tracé harmonique
rigoureux et la perspective semble avoir été mis en place après ce tracé
géométrique. Yves d’Arcizas remarque en outre que Bosch était beaucoup plus
féru d’instruments de musique que de bateaux ; les premiers étaient
représentés avec plus de réalisme que les seconds. François Denis a étudié
l’évolution des procédés de mesure et de tracés utilisés par les luthiers dans
son Traité de Lutherie, Lille, éd.
Aladfi, 2006.
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Superposition du tracé géométrique de la vièle
du Manuscrit Arundel (C. Rault) |
Au sujet du naturalisme de certains
instruments représentés (notamment ceux à Saint-Jacques de Compostelle, qui
sont d’ailleurs marqué par une facture unitaire), Lionel Dieu insiste sur
l’importance de la mémoire visuelle des instruments réels ; ainsi,
certains instruments ont certainement été représentés d’après nature, alors que
d’autres l’on été de mémoire ce qui induit parfois des approximations ou des
erreurs dans le rendu. Mais généralement les représentations d’instruments sont
fiables ; ainsi Lionel Dieu a remarqué qu’en mesurant les bourdons des
cornemuse dont les tailles et les formes varient souvent, on se rend compte que
ces bourdons n’étaient pas systématiquement à l’octave et que certains éléments
rapportés étaient en fait des coulisses permettant d’accorder les bourdons
différemment. Ainsi, les détails qui peuvent paraître fantaisistes dans les
images médiévales sont à étudier en détail, car ils révèlent souvent des
pratiques harmoniques différentes des nôtres, mais participant au paysage
sonore spécifique du Moyen Âge. Cette idée de naturalisme est aussi
intéressante dans le sens où si la base géométrique des instruments de musique
est constante, les formes peuvent adopter de grandes variétés ; tout comme
la nature prend des bases géométriques (fleurs à 5 pétales, corps humain divisé
en 7 parties égales, etc…), il n’y a pas deux fleurs ou deux humains
identiques. Le tracé régulateur est donc « enrichi » d’un emballage
très libre ; ce qui compte c’est l’idée de la symétrie et non la symétrie
strictes ; la théorie est dépassée par l’imagination ; l’art médiéval
est ainsi réellement « à l’imitation » de la nature.
Welleda Muller
Ont participés à ce séminaire : Frédéric Billiet, Sébastien Biay, Aurélia
Bolot-de-Moussac, Christelle Cazaux-Kowalski, Yves d’Arcizas, Lionel Dieu,
Isabelle Marchesin, Evelyne Moser, Welleda Muller, Christian Rault, Jean-Claude
Trichard, Jean-Christophe Valière
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