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Harmonie et disharmonie au Moyen Âge
Université de Genève (11 mai 2012)
La notion d’harmonie et ce qu’elle
implique tant d’un point de vue théorique que pratique fut à la base de
l’interrogation qui suscita le colloque organisé par l’association des Jeunes
Chercheurs Médiévistes de l’Université de Genève. Cette « science »
portant sur trois domaines hiérarchisés selon la division établie par Boèce
dans son De institutione musica :
la musica mundana (harmonie
cosmique), la musica humana (rapport
entre l’âme et le corps, équilibre des humeurs) et la musica instrumentalis (pratique instrumentale et vocale), posait la
problématique de la place de l’homme dans un macrocosme parfait et donc
harmonieux créé par Dieu.
En effet, malgré
l’application de lois mathématiques et proportionnelles, l’être humain a
parfois quelques difficultés à retrouver l’harmonie universelle crée par Dieu
et qui a été perdue avec le Péché Originel. Ainsi, la frontière entre harmonie
et disharmonie reste-t-elle floue et malaisée à déterminer, comme en témoigne
le rôle fondamental de la varietas au
sein de l’esthétique médiévale. Plusieurs intervenants ont montrés que des
éléments disharmoniques sont intervenus dans la musique, dans l’art et dans la littérature
du Moyen Âge, à différents moments mais toujours dans le but de retrouver une
harmonie perdue. Comme si l’harmonie était mise en valeur par l’introduction de
la disharmonie.
Luca Ricossa
(professeur de chant grégorien à la Haute École de Musique de Genève et à
l’Institut de Musique Sacrée de Fribourg) a expliqué l’introduction d’éléments
disharmoniques dans les répertoires liturgiques italiens du Haut Moyen Âge,
comme des « miroirs » de la rhétorique embellissant la musique. La
musique était en effet dramatisée par la présence d’une rhétorique musicale
spécifique. Luca Ricossa a cependant mis en évidence le fossé entre le système
grec parfait et la réalité de la notation musicale ; les livres de musique
italiens ont alors contourné le problème en adoptant des moyens de ne pas noter les
éléments disharmoniques tout en les suggérant. Amy Heneveld (doctorante en
littérature à l’Université de Genève) a mené une observation similaire dans
l’écriture de certains traités médiévaux taxés de maladroits par les chercheurs
du XIXe siècle, tel le De
nuptiis Philologiae et Mercurii de Martianus Capella. Or, la juxtaposition
de nombreux oxymores et d’autres éléments disharmoniques dans ce traité semble
plutôt créer un ensemble harmonieux, par l’idée de conciliation des contraires.
Amélie Bernazzani (docteur en histoire de l’art, Université François Rabelais
de Tours) a remarqué que les dissemblances physiques entre le mauvais larron et
le Christ dans la peinture italienne des Trecento et Quatrocento, accentuait de
fait les ressemblances avec le bon larron ; offrant ainsi un exemple
d’articulation entre harmonie et disharmonie pour suggérer le mal face au bien.
Dans le même ordre d’idée, Ludivine Jaquiery (doctorante en littérature à l’Université
de Genève) a montré que les portraits croisés de Lancelot et de Claudas dans
les romans du Graal, mettaient en avant la juxtaposition entre harmonie et
disharmonie : la première incarnée par Lancelot, la seconde par Claudas,
tout en introduisant quelques éléments exogènes dans chacun des portraits,
Claudas ayant un peu d’harmonie en lui, alors que Lancelot possède certaines
caractéristiques disharmonieuses. Toutefois, au final Claudas est l’image du
mauvais, alors que Lancelot est celle du bon.
La notion
d’harmonie mêlant étroitement la musique et l’astronomie (en tant qu’art
libéral) dans la pensée médiévale, la question de la musique des sphères a
également été posée. Philip Knäble (doctorant en histoire à l’Université de Bielefeld)
a par exemple identifié un lien étroit entre l’idée de la musique des sphères
et des danses paraliturgiques identifiées notamment à Auxerre au XVIe
siècle (mais certainement en cours auparavant). En effet, l’utilisation de
ballons (de grande taille) dans des danses effectuées par le clergé au moment
de Pâques pourrait être une référence aux images de la création harmonique du
monde par Dieu (une image est visible au portail de la cathédrale d’Auxerre).
Welleda Muller (docteur en histoire des Arts, post-doc à l’Université
Paris-Sorbonne, ANR Musiconis) a également présenté un exemple d’harmonie des
sphères figuré à travers les anges musiciens présents dans les stalles et les
enluminures gothiques ; fut étudiée aussi l’image complémentaire du roi
David accordant sa harpe, montrant ainsi un modèle de « réglage » de
l’harmonie. Or, les anges musiciens vont disparaître en même temps que
l’émergence de nouvelles conceptions du monde dans lesquels l’impulsion
primitive donnée par Dieu est considérée comme suffisante pour faire tourner
les orbes sans l’intervention des anges. L’iconographie des anges musiciens
semble donc s’être modifiée en parallèle d’un changement de paradigme dans la
pensée, à la charnière entre Moyen Âge et Renaissance.
Pascale Tiévant
(doctorante à l’Université de Toulouse II – le Mirail) aborda la question de la
mesure et de la démesure avec la figure du nain dans les enluminures des
manuscrits profanes des XIVe et XVe siècles en France.
Elle a proposé ainsi une classification tripartite des nains figurés dans les
romans et a remarqué une évolution de leurs représentations : ceux-ci sont
simplement des êtres humains miniatures au XIVe siècle, malgré leurs
descriptions souvent bavardes dans les textes, et ils deviennent beaucoup plus
conformes à ces descriptions au XVe siècle (peau et cheveux sombres,
bossus, le nez long et crochu, etc…). Enfin, Thibaut Radomme (doctorant à
l’Université Catholique de Louvain) a présenté sa recherche sur la Déploration sur le trépas de Jean Okeghem
par Guillaume Crétin (1460-1525) dans laquelle le chœur d’anges pleurants
présente le paradoxe du chant-plainte dont l’harmonie musicale subsiste
néanmoins. La conjonction des pleurs et des chants montrant l’alliance possible
entre harmonie et disharmonie dans le cas particulier de la déploration de la
mort du poète-musicien.
Les conclusions de ce colloque ont mis en évidence
les différentes façons d’évoquer l’harmonie et la disharmonie au Moyen Âge,
entre musique, danse, texte et image ; rappelant l’aspect pluriel de
l’harmonie dans la pensée médiévale.
Welleda Muller Visitez le site des JCM : http://sites.google.com/site/