mardi 22 mai 2012

Compte rendu du colloque "Harmonie et disharmonie au Moyen Âge"

Personnification de la Musica
Portail de la cathédrale de Chartres, 1150

Harmonie et disharmonie au Moyen Âge
Université de Genève (11 mai 2012)

La notion d’harmonie et ce qu’elle implique tant d’un point de vue théorique que pratique fut à la base de l’interrogation qui suscita le colloque organisé par l’association des Jeunes Chercheurs Médiévistes de l’Université de Genève. Cette « science » portant sur trois domaines hiérarchisés selon la division établie par Boèce dans son De institutione musica : la musica mundana (harmonie cosmique), la musica humana (rapport entre l’âme et le corps, équilibre des humeurs) et la musica instrumentalis (pratique instrumentale et vocale), posait la problématique de la place de l’homme dans un macrocosme parfait et donc harmonieux créé par Dieu.
En effet, malgré l’application de lois mathématiques et proportionnelles, l’être humain a parfois quelques difficultés à retrouver l’harmonie universelle crée par Dieu et qui a été perdue avec le Péché Originel. Ainsi, la frontière entre harmonie et disharmonie reste-t-elle floue et malaisée à déterminer, comme en témoigne le rôle fondamental de la varietas au sein de l’esthétique médiévale. Plusieurs intervenants ont montrés que des éléments disharmoniques sont intervenus dans la musique, dans l’art et dans la littérature du Moyen Âge, à différents moments mais toujours dans le but de retrouver une harmonie perdue. Comme si l’harmonie était mise en valeur par l’introduction de la disharmonie.
Luca Ricossa (professeur de chant grégorien à la Haute École de Musique de Genève et à l’Institut de Musique Sacrée de Fribourg) a expliqué l’introduction d’éléments disharmoniques dans les répertoires liturgiques italiens du Haut Moyen Âge, comme des « miroirs » de la rhétorique embellissant la musique. La musique était en effet dramatisée par la présence d’une rhétorique musicale spécifique. Luca Ricossa a cependant mis en évidence le fossé entre le système grec parfait et la réalité de la notation musicale ; les livres de musique italiens ont alors contourné le problème en  adoptant des moyens de ne pas noter les éléments disharmoniques tout en les suggérant. Amy Heneveld (doctorante en littérature à l’Université de Genève) a mené une observation similaire dans l’écriture de certains traités médiévaux taxés de maladroits par les chercheurs du XIXe siècle, tel le De nuptiis Philologiae et Mercurii de Martianus Capella. Or, la juxtaposition de nombreux oxymores et d’autres éléments disharmoniques dans ce traité semble plutôt créer un ensemble harmonieux, par l’idée de conciliation des contraires. Amélie Bernazzani (docteur en histoire de l’art, Université François Rabelais de Tours) a remarqué que les dissemblances physiques entre le mauvais larron et le Christ dans la peinture italienne des Trecento et Quatrocento, accentuait de fait les ressemblances avec le bon larron ; offrant ainsi un exemple d’articulation entre harmonie et disharmonie pour suggérer le mal face au bien. Dans le même ordre d’idée, Ludivine Jaquiery (doctorante en littérature à l’Université de Genève) a montré que les portraits croisés de Lancelot et de Claudas dans les romans du Graal, mettaient en avant la juxtaposition entre harmonie et disharmonie : la première incarnée par Lancelot, la seconde par Claudas, tout en introduisant quelques éléments exogènes dans chacun des portraits, Claudas ayant un peu d’harmonie en lui, alors que Lancelot possède certaines caractéristiques disharmonieuses. Toutefois, au final Claudas est l’image du mauvais, alors que Lancelot est celle du bon.
La notion d’harmonie mêlant étroitement la musique et l’astronomie (en tant qu’art libéral) dans la pensée médiévale, la question de la musique des sphères a également été posée. Philip Knäble (doctorant en histoire à l’Université de Bielefeld) a par exemple identifié un lien étroit entre l’idée de la musique des sphères et des danses paraliturgiques identifiées notamment à Auxerre au XVIe siècle (mais certainement en cours auparavant). En effet, l’utilisation de ballons (de grande taille) dans des danses effectuées par le clergé au moment de Pâques pourrait être une référence aux images de la création harmonique du monde par Dieu (une image est visible au portail de la cathédrale d’Auxerre). Welleda Muller (docteur en histoire des Arts, post-doc à l’Université Paris-Sorbonne, ANR Musiconis) a également présenté un exemple d’harmonie des sphères figuré à travers les anges musiciens présents dans les stalles et les enluminures gothiques ; fut étudiée aussi l’image complémentaire du roi David accordant sa harpe, montrant ainsi un modèle de « réglage » de l’harmonie. Or, les anges musiciens vont disparaître en même temps que l’émergence de nouvelles conceptions du monde dans lesquels l’impulsion primitive donnée par Dieu est considérée comme suffisante pour faire tourner les orbes sans l’intervention des anges. L’iconographie des anges musiciens semble donc s’être modifiée en parallèle d’un changement de paradigme dans la pensée, à la charnière entre Moyen Âge et Renaissance.
Pascale Tiévant (doctorante à l’Université de Toulouse II – le Mirail) aborda la question de la mesure et de la démesure avec la figure du nain dans les enluminures des manuscrits profanes des XIVe et XVe siècles en France. Elle a proposé ainsi une classification tripartite des nains figurés dans les romans et a remarqué une évolution de leurs représentations : ceux-ci sont simplement des êtres humains miniatures au XIVe siècle, malgré leurs descriptions souvent bavardes dans les textes, et ils deviennent beaucoup plus conformes à ces descriptions au XVe siècle (peau et cheveux sombres, bossus, le nez long et crochu, etc…). Enfin, Thibaut Radomme (doctorant à l’Université Catholique de Louvain) a présenté sa recherche sur la Déploration sur le trépas de Jean Okeghem par Guillaume Crétin (1460-1525) dans laquelle le chœur d’anges pleurants présente le paradoxe du chant-plainte dont l’harmonie musicale subsiste néanmoins. La conjonction des pleurs et des chants montrant l’alliance possible entre harmonie et disharmonie dans le cas particulier de la déploration de la mort du poète-musicien.
Les conclusions de ce colloque ont mis en évidence les différentes façons d’évoquer l’harmonie et la disharmonie au Moyen Âge, entre musique, danse, texte et image ; rappelant l’aspect pluriel de l’harmonie dans la pensée médiévale.
Welleda Muller 


Visitez le site des JCM : http://sites.google.com/site/jcmunige/

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.