Ms. 0016, BM d'Abbeville, f. 042 |
Compte rendu du colloque
Cris, jurons et chansons
Entendre les "paysages sonores" du Moyen Âge et de la Renaissance (XIIe-XVIe siècles)
Université de Poitiers,
CESCM (24-25 mai 2012)
La
pauvreté des sons de la vie médiévale telle que dépeinte par le cinéma est
symptomatique de la difficulté à restituer le paysage sonore du Moyen Âge. Pour
y remédier, les démarches historiques sont diverses : de la décomposition de
la trame d’un paysage sonore à l’étude de sons particuliers.
Grâce
aux archives d’Amiens, Frédéric Billiet (Université Paris-Sorbonne) a
reconstitué les composantes de l’identité sonore d’une ville entre la seconde
moitié du xve et le xvie siècle. Pour les
institutions urbaines, le paysage sonore est un espace moins à conquérir qu’à
contrôler. La fonction de guetteur implique la maîtrise d’un codage précis des
signaux du danger. La plus grande précision est également demandée aux fondeurs
de cloches quant à la justesse des sons commandés.
Romain
Telliez (Université Paris-Sorbonne) a dépeint le paysage sonore de la justice
en France à la fin du Moyen Âge en portant un éclairage sur la fonction du
crieur. Elle concerne tant la publication d’actes officiels (traités de paix,
création de marchés, défense militaire, cours des monnaies, statuts ou bans
municipaux) que les éléments de procédure judiciaire ou les ventes publiques.
Élodie
Lecuppre (Université Lille III) a évoqué l’histoire de la principauté de
Bourgogne à travers ses chansons. Elles font la louange du prince : la
figure de Charles le Téméraire est associée au motif du sacrifice du père pour
ses enfants. Elles portent également un message de légitimation de la dynastie
(la complainte de Christine de Pizan pour Philippe le Hardi).
Le
dossier présenté par Jonathan Dumont (Université de Liège) sur les expressions
verbales de la présence française dans les principautés italiennes en période
de guerre a mis en valeur l’importance des cris dans l’idéologie française de
l’assimilation des cités italiennes. Dépassant largement le cadre strictement
militaire (de la jubilation de la victoire aux pleurs de la défaite), le cri donne
corps à la conquête du peuple des cités d’Italie du Nord pour les auteurs
français. Il exprime l’amour de la personne du roi ainsi que la liberté
prétendument offerte par les Français.
Alain
Marchandisse (Université de Liège) et Bertrand Schnerb (Université
Lille III) ont traité la question des Chansons,
ballades et complaintes des guerres bourguignonnes. La présence de
ménétriers dans les armées joue un rôle essentiel pour le soutien moral des
troupes. Les chansons exaltent les vertus du commandant, les faits d’armes
passés, font l’appel des peuples rassemblés sous une même bannière, elles
annoncent également aux populations assiégées les châtiments qui les attendent
et raillent les chefs de faction ennemis.
Ms. 0197, BM d'Avignon, f. 068 |
Xavier
Helary (Université Paris-Sorbonne), a brossé un portrait sonore de Robert ii, comte d’Artois, mort à Courtrai à la
tête des troupes françaises en 1302. En dépit des récits extrêmement négatifs
faisant porter la responsabilité de la défaite sur ses épaules, le mystérieux
surnom « la Paterne Dieu », donné à Robert d’Artois accorderait à
celui-ci l’autorité, la bonté de Dieu.
À
travers les jurons, cris de guerres et cris d’armes, Laurent Hablot (Université
de Poitiers-CESCM) a décrit la place de l’emblème sonore sur le champ de
bataille médiéval, entre la nécessité de se reconnaître (et de reconnaître l’ennemi)
et la construction des représentations de pouvoir. Le cri d’arme est un signe
régalien que les féodaux se sont appropriés. Son éventail sémantique est large
(géographie, légendaire dynastique, dimension religieuse). Au même titre que
les cimiers, les cris rattachent à un groupe (« Montjoie
Saint-Denis », « Guyenne »). Ils peuvent distinguer les branches
d’un lignage, l’associer à des fidélités.
Sophie
Albert (Université Paris-Sorbonne) a montré en quoi la représentation du cri permet
de questionner les voies du bon droit et les rapports entre les protagonistes
dans trois romans de Tristan. Le héros crie l’injustice des châtiments qui lui
sont infligés par Marc, le peuple déplore et clame à son tour ou s’associe à la
condamnation (cri d’humiliation).
Laurent Vissière (Université Paris-Sorbonne, IUF)
s’est attaché à décrire le paysage sonore des villes assiégées (Paris,
Marseille, Orléans, Rhodes et Sancerre). Contrairement au temps de l’Église et
à celui du marchand, le temps de la guerre est incertain, arythmique : tocsin,
cris d’alarme, cris des guetteurs et sons de cloche signalant l’arrivée des
projectiles ennemis, cris d’attaque et de défi lancés de part et d’autre du
fossé. Le duel d’artillerie
assourdit les deux camps ; son rythme est aléatoire, angoissant,
irrationnel.
Torsten
Hiltman (Université de Münster) a décrit les fonctions des hérauts d’armes dans
l’espace sonore. Pour avoir laissé peu de traces dans les sources, elles n’en sont
pas moins importantes dans le monde nobiliaire. Les hérauts sont les nonceurs de proesses (roman de
Perceforest). Au xive siècle,
crier l’annonce des tournois semble être un de leurs privilèges ; il en va
de même du cri de largesse. Ils proclament également les charges et les traités
de paix au xve siècle.
Isabelle
Ragnard (Université Paris-Sorbonne) est intervenue sur l’interprétation des cacce
italiennes du xive
siècle (compositions ayant pour thème le récit pittoresque d’épisodes de
chasse). Le terme désigne le principe du canon chanté ; les interprètes
semblent se poursuivre l’un l’autre. Avec les enregistrements du Studio der frühen Musik (1972) et des Gothic Voices (2008) s’opposent deux
tendances de l’interprétation, l’une théâtrale, appuyant les interjections,
l’autre, lisse et esthétisée.
Martine
Clouzot (Université de Bourgogne) a abordé la question des représentations
sonores par l’exemple des fous musiciens dans les manuscrits enluminés entre le
xiiie et le xve siècle. Reprenant la
distinction aristotélicienne de la vox
et du sonus, elle s’est interrogée sur le statut de
la figure du fou parmi les hommes et les animaux des marges enluminées,
présentées comme une métaphore du livre de la Nature.
Olivier Halévy (Université Sorbonne Nouvelle) a
envisagé la sonographie onomatopéique dans le monologue dramatique (xve-xvie siècles). La conceptualisation du paysage sonore
passe par un usage phonétique de la langue. Le monologue dramatique décrit des
situations comiques, vaudevillesques ; l’onomatopée y est associée à une
écriture très affective et expressive.
Clément
Lebrun, directeur artistique de l’ensemble Non Papa, a décrit la figure
protéiforme de Maître Pierre du Quignet entre le xive et le xixe siècle,
seul personnage historique associé aux crieurs de Paris. Figure grotesque de
l’imaginaire du xvie siècle,
il est réhabilité par Aristide Bruant dans le contexte de la séparation de
l’Église et de l’État.
L’intervention
de David Fiala (Université de Tours-CESR) a porté sur les innovations de la
chanson dite « combinatoire » des années 1450. Rappelant que le chant
ne représente rien a priori, David Fiala s’est intéressé à l’apparition de
techniques attentives au réalisme acoustique dans les mélodies à texte cru inscrites
en bas des mélodies principales dans le chansonnier de Dijon vers 1465.
Karin
Ueltschi (Institut catholique de Rennes) a posé la question « Oui ou non
les morts font-ils du bruit ? » en s’appuyant sur le dossier de la
Mesnie Hellequin. Le bruit signale l’incongruité de son apparition. La troupe
des revenants se manifeste par des bruits mécaniques (armes, travail artisanal
mené sans repos) ou par les cris de leurs tourments.
Christelle
Cazaux-Kowalski (Université de Poitiers-CESCM) a envisagé le chant liturgique
comme cri de la foi ou cri de triomphe, malgré l’idée que le chant rapproche de
Dieu par opposition au cri, qui appartient à l’univers du péché. Le chant
s’intéresse à la structure textuelle, à la prosodie, parfois au sens des mots,
mais ne s’attache pas à la mise en scène du texte. La joie s’exprime dans le
répertoire le plus récent : poésie liturgique, tropes et proses. La
mélodie reste tout de même moins exubérante que le texte.
Nelly
Labere (Université Bordeaux III) a évoqué la chanson d’aube en oïl (« Retiens
la nuit pour nous deux jusqu’à la fin du monde »).
En conclusion du colloque, Jean-Marie Fritz
(Université de Bourgogne) a rappelé les nombreuses incertitudes sur la
reconstitution de la musique, le diapason, le choix des instruments destinés à
accompagner le chant. Les seules reliques du paysage sonore médiéval sont les
cloches. Évoquant la place du cri dans la chanson de geste, du bruitage et de
l’onomatopée dans le théâtre, Jean-Marie Fritz a souligné le fait que
l’onomatopée, en dépit de son aspect primitif, est une conquête tardive de la
langue.
Sébastien Biay
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.