Compte rendu du séminaire Musiconis
La mise en voir du Verbe
• Introduction,
Isabelle Marchesin :
La réflexion sur la mise en relation de la notation musicale et de
l’image est à la base de ce séminaire organisé dans le cadre de la 9e
édition des Entretiens sur la musique ancienne en Sorbonne. En effet,
l’émergence des signes musicaux notés dans les manuscrits indique une mise en
forme de la voix et non pas de la note.Miracles de Notre-Dame, Gautier de Coinci, The Hague KB 71A24 |
• Claire
Chamiye (Doctorante, Université Paris-Sorbonne), Mémoire, lieu et image dans les chansons de dévotion de Gautier de
Coinci :
La problématique de la mémoire et son lien avec la composition fut à la
base du développement de cette communication. La chanson de Gautier de Coinci se
présente comme un monument architecturé, présentant une technique mémorielle
des lieux et images. En effet, les techniques mémorielles médiévales impliquent
une façon de copier les textes pour une meilleure mémorisation. Chaque parcelle
de texte avait une place dans la page, un locus,
lieu mémoriel par excellence. L’espace de la page fixait alors la mémoire du
texte grâce à la mémoire visuelle. L’image avait donc une importance
fondamentale dans la mémoire et le procédé d’organisation du texte dans un but
mémoriel était le même pour la littérature et l’art lyrique. Deux procédés
étaient utilisés pour la mémorisation du texte : la divisio en courtes séquences, et la collatio, c’est-à-dire l’intégration du texte en l’amplifiant dans
la mémoire de l’érudit. Le terme de collatio
vient d’ailleurs précisément de la pratique de la lecture collective par les
moines, qui était suivie d’un repas léger (une collation). Le florilège
monastique permettait une mise en commun de plusieurs textes et donc de
plusieurs notions ; les moines se nourrissaient du texte tout en
nourrissant leur corps. Ensuite, un autre processus intervient : la ruminatio, par laquelle l’érudit se
remémore les divers éléments qu’il a lu et entendu ; ceci mettant en place
une véritable continuité de la lecture de la parole divine.
Claire Chamiye dégage alors une
composition mémorielle dans les chansons de dévotion de Gautier de Coinci en
suivant une métaphore architecturale en termes de loci et d’imagines (les
premiers servant de cadre aux secondes). Et cette composition mémorielle
comprend l’inventio, la divisio et la collatio ; c’est-à-dire le rassemblement et la structuration des
matériaux de la mémoire pour composer une nouvelle œuvre. La cogitatio et l’imaginatio interviennent également dans ce processus. Notons que l’accroissement
est identifié à l’invention, car l’amplification des faits des prédécesseurs,
ainsi que la collecte des images mémorielles créent une nouvelle image.
Dans les Miracles de Nostre Dame
notamment, les syllabes sont identifiées à des loci. La copie du texte étant fondée sur ces syllabes, mais
également sur les neumes. Ainsi, les neumes simples (virga et punctum) sont
placées généralement au milieu ou à la fin des mots ; et ces proportions
sont récurrentes dans toute la chanson. En outre, les syllabes sont découpées
de manière à mettre en valeur l’emplacement des neumes, et de fait un contraste
est visible entre les neumes simples et les neumes composés de plusieurs notes.
Or ces neumes composés interviennent sur des termes clefs de la chanson, notamment
la fin qui est très ornée et sur certains vers récurrents particulièrement
importants dans le déroulement lyrique (ce « système » est également
visible au niveau des strophes). Cette construction en termes de contrastes,
mais aussi en forme d’architecture logique et visible montre que l’espace
musical est dépendant de l’espace écrit dans les chansons de dévotion de
Gautier de Coinci. Par une architecture logique de la page, on imagine qu’une
activation sonore était rendue possible dans la mémoire par l’utilisation de
procédés récurrents visuels au fort potentiel mémoriel.
Bible de Moutiers-Grandval Majestas Domini |
• Anne-Orange
Poilpre (Maître de Conférences, Université de Nancy), Le Verbe en image et les images du Verbe à l’époque carolingienne :
En se posant la question de la
représentation du Verbe divin, Anne-Orange Poilpre a rassemblé un corpus de
manuscrits carolingiens produits au scriptorium
de Saint-Martin de Tours sous le règne de Charles le Chauve. Le sujet confronte
deux principes : l’aspect matériel de l’image et la représentation divine,
en impliquant la question de la visibilité du divin, propre au Christianisme
médiéval. L’émergence d’images donnant à voir des vérités religieuses, tel la
figuration du Verbe semble en effet être une spécificité chrétienne. Suivant
des modèles empruntés à l’Antiquité tardive, un assemblage d’images va se
forger pour évoquer le Verbe à l’époque carolingienne dans les
manuscrits : il s’agit de la Majestas
Domini, c’est-à-dire du Christ entouré du tétramorphe (l’ange de Matthieu,
l’aigle de Jean, le lion de Marc, le bœuf de Luc).
L’origine du tétramorphe est double :
elle apparaît dans une vision d’Ézéchiel (Ez. 1, 1-14) et elle est évoquée par
Jean dans l’Apocalypse (4, 7-8) ; elle est ensuite discutée par des
théologiens chrétiens dès la fin du IIe siècle. Le texte des
Évangiles est alors représenté de manière symbolique par le tétramorphe qui
fait aussi référence à ses auteurs : les Évangélistes et le Christ
lui-même. Depuis la figuration du Christ entouré du tétramorphe dans l’abside
de Sainte-Pudentienne à Rome, cette image se systématise dans les manuscrits
carolingiens avec une organisation spatiale de la page assez récurrente.
Toutefois, n’étant pas dans un système codifié byzantin, la forme et l’échelle
s’adaptent suivant les manuscrits, le motif christologique varie (Christ
anthropomorphe, Agneau mystique, croix), mais le sens et le symbolisme de cette
image restent constants. Ainsi, le Christ en gloire placé dans une mandorle
entouré des quatre symboles des Évangélistes est à la fois une association de
l’image du Christ et du Verbe, et la signature divine dans le monde créé. La
quaternité du tétramorphe renvoyant non seulement au texte exprimant la vérité
de l’avènement christologique et de fait au Verbe, mais aussi au monde.
Produisant une sorte de synthèse, cette image fait coïncider divers textes
exégétiques (notamment ceux de saint Jérôme) et adopte une place centrale dans
l’imaginaire chrétien en adéquation avec l’économie du livre.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que les figurations du Christ
sont limitées à ces représentations dogmatiques dans les bibles carolingiennes.
La Majestas Domini prend alors place
en préface, puis les portraits des Évangélistes ornent chaque frontispice des
Évangiles correspondants. Or, dans ce contexte, la dimension narrative de la
vie du Christ est complètement marginalisée ; les illustrations en tant
que telles des Évangiles sont en effet presque absentes de ceux-ci. L’image
offerte est caractérisée par une symbolique synthétique et dogmatique, le
propos n’est pas illustratif mais cognitif avec pour enjeu l’idée de
l’Incarnation et la restauration de la visibilité de Dieu. Cette image montre
justement quelque chose d’invisible : la parole divine, le Christ en
gloire, qui n’est accessible que par l’esprit. Dans ces images, le tétramorphe
est parfois associé à quatre prophètes marquant la relation de la Majestas Domini avec ce qui l’a précédée
et insistant encore sur la figuration du Verbe divin. Un losange permet souvent
de structurer la page en délimitant un espace symbolique sans pour autant
évoquer un intérieur et un extérieur, mais plutôt un emboîtement de structures
les unes dans les autres, suivant les écrits de Raban Maur et d’Alcuin. En
outre, le losange, tout comme le tétramorphe, serait un autre moyen d’évoquer
métaphoriquement le monde créé et normé, le cosmos chrétien. Cette image
propose alors une réflexion sur le Verbe divin en effectuant une sorte de mise
en abyme du texte évangélique lu et entendu.
Bible de Moutiers-Grandval, épisodes de la Genèse |
Lorsque ces manuscrits carolingiens comportent des
bibles complètes, les figurations narratives ne sont pas totalement absentes,
puisqu’elles interviennent dans les parties vétérotestamentaires, comme dans la
Bible de Moutiers-Grandval où certains épisodes de la Genèse sont illustrés en pleine
page, organisées en bandes superposées. Ainsi, le péché originel puis la vie
d’Adam et Ève sur terre sont illustrés avec l’intervention de Dieu sous des
trais christologiques. Or, on remarque que cette image anthropomorphe et
christique de Dieu disparaît complètement après l’expulsion du Paradis et est
« remplacée » par la main divine, qui est aussi une métaphore de la
Parole. Un rapport très fort existe donc entre le corps divin et le Verbe, dans
un dépassement de la matérialité. Le Christ entouré du tétramorphe est
précisément une image divine inédite qui fait entièrement appel à
l’esprit ; d’où le développement de cette image conceptuelle dans les
bibles. Anne-Orange Poilpre souligne enfin que les illustrations des épisodes
de la vie du Christ ne sont pas totalement absentes des manuscrits
carolingiens, mais qu’elles interviennent plutôt dans des livres liturgiques
(tel le Sacramentaire de Drogon, qui est en outre une production très
originale), répondant ainsi à une autre problématique et à un autre usage que
les bibles destinées à un usage intellectuel, pieux et méditatif autant en ce
qui concerne le texte que face aux images qu’elles contenaient.
Fragment d'antiphonaire, Bologna, Q3, frag.19 |
Spécialiste de la musique du XIXe
siècle, Violaine Anger a axé sa communication sur la problématique du dispositif
d’écriture de la musique médiévale : la partition musicale, entre autres
caractéristiques, analyse la parole de deux manières étonnantes : une
opposition entre les mots et la manière de les dire, et une conception de la
manière de dire –appelons-la « la voix » extrêmement matérielle,
puisque représentable sous forme d’une image, une ligne articulée. Ce sont ces
deux points qu’une enquête dans les théories antiques de la parole cherche à
expliquer.
Il faut d’abord revenir sur la transcription
alphabétique de la parole. Grâce au Théétète
de Platon, on apprend que l’alphabet est considéré comme un ensemble d’éléments
alogiques, -n’ayant pas de logos; ce sont des codes, des signes
conventionnels et abstraits qui sont convoqués pour analyser la parole, dont la
dimension sonore est de ce fait la seule prise en compte, au détriment des
« images » que la parole porte avec autant de force. La parole est en
revanche conçue comme une union entre les voyelles et les consonnes muettes ou
sonores : articulation et élément sonore « pur » sont donc posés
comme indissociables (ce que ne font
pas, par exemple, ni une écriture syllabique, ni une écriture purement
consonantique). Ce faisant, Platon interroge avec une sorte d’anxiété la
pratique assez neuve de l’écriture (dont l’avènement est fixé par un geste
politique en 403), et en particulier son rapport à la vérité. Le son, le « chant » marquait l’enthousiasme de
l’aède et le fait que sa parole lui venait d’une puissance qui le
dépassait : il est à présent suspect.
Aristote répond à Platon dans le Peri hermeneias en écrivant que l’âme
est la médiation entre le logos et les choses. Il y a les choses, qui sont les
mêmes pour tous ; les images produites par ces choses dans les esprits des
hommes, qui sont les mêmes pour tous. Il y a les signes, vocaux et
écrits : ceux-là ne sont pas les mêmes pour tous, puisque les langues sont
multiples. Un mot, entendu ou écrit, est donc en fait un symbole, qui signifie sans lien intime avec la chose. En revanche,
une émission articulée, même si on ne la comprend pas parce qu’elle est dans
une langue étrangère, est signe que
celui qui la produit a une « âme » capable de faire la médiation
entre le logos et les choses. Le langage articulé sonore (que Rousseau
interrogera avidement) est signe de
l’activité de l’esprit. On voit ici l’influence très nette de la pensée
alphabétique : les images évoquées par les mots sont de nature mentale,
naturelle et universelle, par opposition aux sons attribués aux mots et à
l’écriture, qui ont valeur institutionnelle et relative. Dans un effort de
description du réel, il propose l’organisation de la pensée et du langage en
trois termes : logos, phonê, psophos. Le psophos est
le son brut ; la phonê est un
son propre aux êtres animés, qui est lié au mouvement de l’air et qui suppose une
représentation. La phonè pour
Aristote est parole articulée ; elle est indissociable du logos. La question d’une phonè des animaux est difficile : elle suppose
de savoir s’ils ont une « âme », c’est-à-dire d’interroger leur
capacité représentative.
Toute autre est la représentation du
langage des stoïciens, et cette tension antique est importante si on veut
vraiment s’interroger sur ce qu’est la
voix et la parole.
Chez les stoïciens, Diogène Laërce
distingue les mêmes notions qu’Aristote : logos et phonê, en y
ajoutant celle de leixis.
L’organisation unitaire de la nature par les stoïciens, les pousse en effet à
dégager une dynamique dans le processus signifiant. Dans ce contexte le logos est l’ensemble des rapports que
l’on peut saisir ; la leixis est
une voix articulée mais pas nécessairement signifiante (par exemple les
onomatopées) et la phonê est le corps
physique sonore. Il n’y a donc pas de séparation entre le son brut et le son
signifiant comme chez Aristote, le son brut étant toujours traversé, plus ou
moins, par du logos ; les
stoïciens considérant le langage des animaux et la parole humaine comme une
continuité.
Il est important de prendre la mesure de
cette tension : l’important est-il la parole articulée signifiante (phonè aristotélicienne), ou le son
dynamique émis par les hommes comme par les animaux (phonè stoïcienne) ? La question de ce qu’est la
« musique » dans son lien avec « les mots » trouve là un
nœud de pensée dont les implications sont immenses : comment comprendre le
logos dans le monde ? Quelle est
la nature de la représentation humaine ? Etc. Selon la conception de la phonè –de la voix- que l’on adopte,
alors, on pense de façon radicalement
différente la place de l’être humain dans le monde.
Pour comprendre la dichotomie présente dans
la partition musicale, l’analyse aristotélicienne est de peu d’aide ; mais
l’analyse stoïcienne, qui insiste sur le côté matériel de la parole sonore, peut mettre sur la voie de cette
capacité à représenter la voix comme un flux. De plus, les stoïciens, tout à
leur volonté de refuser une activité représentative idéelle, distinguent le verbe intérieur et le verbe proféré, le concept formé
intérieurement par l’intelligence, et son expression sensible par le son de la
voix. Ceci peut-il mettre sur la voie de la distinction opérée dans la
partition musicale entre les mots et la manière de les dire ? Pas
complètement, dans la mesure où la partition musicale oblige à dire les deux en même temps, ce que n’imaginent pas
les Stoïciens.
Ajoutons que les Stoïciens déplacent la
conception aristotélicienne des signes : l’ensemble des énoncés deviennent signes, au même titre que tout ce
qui, dans la nature, est déchiffré par les devins.
On comprend alors que l’héritage antique
de l’analyse de la parole a été retravaillé par la pensée juive et chrétienne,
et que c’est là qu’il faut sans doute chercher la réponse aux questions posées
sur la partition musicale.
Violaine Anger accélère alors et se
contente de donner les résultats d’une enquête qui passe au moins par Origène,
Ambroise, Augustin : la réinterprétation de la nature matérielle de la parole ; le changement de conception du corps, du rapport à la vérité, qui s’ensuit et la mise au
centre du locuteur dans ce qui fonde
sa capacité à parler; le passage entre le grec et le latin, qui insiste sur la
tension oxymorique d’une parole à la fois
matérielle et immatérielle ; la relecture par Augustin du verbum in corde meo ,- le verbe
intérieur-, et du verbum prolatum sensui
tuo, -le verbe proféré- ; enfin, l’importance apportée par Augustin à
la vox, qui est à la fois corporelle et indissociable des mots : le verbe
devient voix, mais ne se transforme pas en voix. Sicut verbum nostrum fit vox, nec mutatur in vocem. Nous trouvons
là des éléments solides qui permettent de comprendre l’analyse de la parole
proposée par la partition musicale.
Il serait toutefois trop simple
de conclure hâtivement à une origine chrétienne de la partition musicale, provenant
d’une réinterprétation univoque de la parole stoïcienne par les chrétiens
romains. Au contraire, une dernière enquête relance la question des
signes : les Stoïciens ont pensé les énoncés comme des signes parmi les
signes, certes ; Augustin déploie une réflexion de fond sur la vox comme signum ; mais Boèce, lui, traduit le Peri Hermenias d’Aristote en gommant la distinction entre symbolon et semeion : tout cela est, pour lui, notas, chose mise pour une autre. Au début du Ve siècle donc, la vox se trouve, dans sa nature, tendue
entre le signum augustinien et les notas boéciennes. Si la créativité
permise par la partition musicale et son analyse étonnante de la parole n’est
plus à démontrer, l’interrogation radicale sur ce qu’est un signe et la
capacité langagière à signifier demeure : ces tensions pourraient-elles
être comprises comme étant le moteur de l’évolution stylistique
musicale ?
Welleda Muller
Welleda Muller
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