Tropaire de Saint-Evroult (F-Pn lat. 10508) |
La musique et les livres IXe-XIIe siècles
Christelle Cazaux-Kowalski
• Résumé de l’intervention :
L’intervention
de Christelle Cazaux-Kowalski a été initiée autour d’un questionnement sur le
statut du visible dans les manuscrits médiévaux, entre l’image, la notation
musicale et le texte. La question des sources est au cœur des préoccupations
des musicologues, pourtant, il n’existe que peu de publications sur l’histoire
du « livre de musique » au Moyen Âge, une histoire qui dépasse
celle de la notation musicale à proprement parler, et s’inscrit dans le champ
de la codicologie et de l’histoire des manuscrits. Les bornes chronologiques
posées vont du IXe siècle, époque des premiers exemples de notation
musicale, à la fin du XIIe siècle où des changements interviennent
tant au point de vue de l’écriture musicale que sur le plan de sa production ;
en effet, la culture monastique dans laquelle a évolué la notation musicale du
IXe au XIIe siècle, change progressivement au siècle
suivant sous l’influence croissante de la culture scolastique. En outre, le
contexte n’est également plus le même du point de vue du répertoire, puisque la
mise par écrit de la musique concerne, jusqu’au XIIe siècle, le
répertoire grégorien et ses prolongements exclusivement, tandis que polyphonies
mesurées, pièces non liturgiques et lyrique profane n’apparaissent dans les
livres qu’au XIIIe voire au XIVe siècle.
Tonaire de Saint-Riquier (BnF lat. 13159), fin du VIIIe siècle |
À
partir du Xe siècle apparaissent les premiers livres véritablement conçus
pour accueillir de la notation (alors qu’elle semble le fruit d’une addition auparavant),
ainsi que des livres sur la musique mais sans notation (présentant les textes
des chants). Les fragments sont également très fréquents et il est alors
difficile de reconnaître une typologie particulière ou de se faire une idée
globale de l’ouvrage. La problématique majeure qui se pose concerne alors les
motifs de copie de la notation musicale et sa réception. Deux exemples sont
intéressants à étudier : un Liber
Sententiarum Gregorii Papae (BnF, lat. 9565) datant du IXe
siècle, qui comporte sur le feuillet de garde des essais de plume ainsi qu’une
pièce pour saint Maximin notée en neumes adiastématiques, c’est à dire sans
indication précise de hauteurs. Le tonaire de Saint-Riquier (BnF, lat. 13159,
fin VIIIe s.), sans notation musicale, comporte le texte des chants
en fonction des 8 modes grégoriens, ce qui répond à la fonction pédagogique et
véritablement musicale de ce type de livre.
Antiphonaire de Charles le Chauve (F-Pn lat. 17436) |
Un
des premiers livres comportant des additions de neumes qui soit parvenu jusqu’à
nous est le Graduel-Antiphonaire dit de Charles le Chauve (BnF, lat. 17436).
Certains chants ont reçu des neumes additionnels dans l’interligne, parfois
serrés car non prévus par le copiste dans le corps du texte. Dans nombre de
manuscrits, les notations ajoutées a posteriori sont parfois notées dans les
marges. Même dans les manuscrits où la notation musicale a été prévue par le
copiste, il existe des cas où la place laissée n’était pas suffisante et où il
a fallu continuer l’écriture des neumes dans la marge. La qualité et la précision
de certaines notations neumatiques incitent à penser qu’elles étaient l’œuvre
de copistes spécialisés dont les compétences étaient peut-être demandées d’un
monastère ou d’une église à l’autre. Il est également évident que les copistes
de notation musicale connaissaient très bien les chants : la perfection
avec laquelle ils possédaient ce répertoire était sans doute l’une des
conditions du passage de la musique à l’écrit. Les livres étaient le plus
souvent copiés par différentes mains (les unes pour le texte, d’autres pour la
musique, mais certains copistes de musique ont parfois aussi copié le texte des
chants). D’autres copistes pouvaient, dans le cadre d’une élaboration
collective, intervenir en alternance, ou comme relecteurs et correcteurs, comme
par exemple dans le cas du graduel de Cluny (BnF, lat. 1087).
Graduel de Saint-Yrieix (F-Pn 903), milieu XIe ou 2e moitié du XIe siècle |
Malgré
l’apparition de livres entièrement notés, les fragments et les notations
éparses ne disparaissent pas pour autant et subsistent jusqu’à la fin du Moyen
Âge, dans les marges ou les blancs laissés sur le manuscrit. Les neumes
diastématiques (comportant des indications de hauteur voire de demi-ton) font
leur apparition au XIe siècle, par exemple dans le
graduel-tropaire-prosaire de Saint-Yrieix (BnF, lat. 903). Ce manuscrit ne
comporte pas encore de clés, mais une organisation spatiale des neumes autour
de la ligne de réglure, des indications modales et de demi-ton, ainsi que des
guidons qui semblent avoir été ajoutés a posteriori et qui donnent la note de
la ligne suivante. La copie simultanée du texte et des neumes était sans doute
possible dans certains cas ; la qualité de certaines copies et l’organisation
parfaite du texte et de la notation musicale témoignent d’une préparation
extrêmement minutieuse des manuscrits. Le cantatorium de Saint-Gall (ms. 359)
qui date des environs de 925 est intéressant parce qu’il ne comporte que des
répons, des traits et des alleluia, donc des chants de soliste. Les antiennes
qui étaient chantées par la schola (petit groupe de chantres) n’y sont pas
notées. La typologie de cet ouvrage et d’autres témoigne des personnes
(chanteurs solistes ou non) et des fonctions liturgiques auxquels ils étaient
destinés. Christelle Cazaux-Kowalski recense les principaux types de livres
utilisés : les graduels et les cantatoria pour les chants de la messe, les
antiphonaires pour l’office, les tropaires (qui peuvent se décliner en
prosaires, prosulaires, séquentiaires), les processionnaux, les missels, les
bréviaires, les tonaires. Tous sont des manuscrits liturgiques, sauf les
tonaires ; mais les bréviaires et les missels compilent des textes de la
messe en plus des chants. Si la notation du rythme n’intervient pas avant le
XIIIe siècle, les neumes ne sont évidemment pas exempts
d’indications rythmiques ou de phrasé ; les ligatures et l’articulation avec
les syllabes permettent par exemple de savoir s’il fallait chanter rapidement
ou plus lentement certaines notes ou groupes de notes.
En
ce qui concerne la présentation matérielle des livres de musique, certains
codes de mise en page interviennent pour faciliter la lecture de la notation
musicale. Guido d’Arezzo prescrit par exemple l’utilisation de deux lignes de
couleurs, l’une jaune pour le do, l’autre rouge pour le fa (visible sur l'image du tropaire de Saint-Evroult). Ces éléments de
mise en page apparaissent souvent en même temps que les clefs, il est donc tout
à fait possible de transcrire les œuvres copiées dans la majorité des
manuscrits notés à partir du XIIe siècle. Autre stratégie visuelle,
dans les missels et les bréviaires, la notation musicale est toujours plus
petite que le texte des lectures et des oraisons de la messe ou de l’office,
formant une sorte de hiérarchie entre liturgie parlée et chantée. Dans les
antiphonaires, Christelle Cazaux-Kowalski souligne également la mise en valeur
des initiales des premiers répons de Matines, plutôt que des antiennes qui sont
chantées au début de la célébration de ce même office. Les répons sont des
chants plus solennels et prestigieux que les antiennes dans le répertoire de
l’office. Longs et ornés, ils peuvent faire intervenir des chanteurs solistes.
Tout ceci explique qu’on cherche à les mettre en valeur dans le manuscrit.
Peut-être faut-il y voir un signal visuel pour la schola qui entonne ces répons
après les lectures (leçons) des nocturnes de Matines.
Si
certains livres musico-liturgiques notés ont peut-être été destinés à une
personne ou ne semblent pas avoir servi dans le cadre des célébrations
liturgiques d’une communauté ecclésiastique, nombreux sont ceux qui, au
contraire, dénotent un usage récurrent, parfois dans différentes églises
successives, comme le prouvent les nombreuses additions et corrections que l’on
y trouve, parfois plusieurs siècles après la copie du livre proprement dit.
Malgré l’apparition de « livres de musique », les chanteurs du Moyen
Âge continuaient à apprendre par cœur toutes les mélodies du répertoire qu’ils
avaient à exécuter lors des messes, des offices, des processions, etc. Le livre
de musique, à cette époque, n’est pas un support d’interprétation. Il est
probablement le garant de la conformité du chant, un outil de référence auquel
on se reporte en cas de conflit et qui, comme tout écrit au Moyen Âge, a une
valeur très forte en termes d’autorité.
• Ouverture de la recherche (interventions de Frédéric Billiet, Katarina Livljanic, Isabelle Marchesin,
Isabelle Ragnard, Jean-Christophe Valière) :
- Un lien entre complexité musicale des
répons et les lettres ornées est évoqué ; avec l’idée que la solennité des
répons devait être marquée par un signe visuel.
- Au sujet de la raison de l’existence de
ces livres de musique, on rappelle la dimension d’appel à la mémoire et l’idée
de pouvoir se reporter au livre en cas de litige ou de différences régionales
dans l’exécution des chants, le livre étant l’élément d’autorité auquel on se
référait. Il est cependant évident que l’on voulait à la fois garder la trace
de ce qui était musicalement en usage dans un monastère, mais aussi de noter
les nouveautés qui avaient été elles aussi élaborées au sein du monastère. Ces
livres de musique témoignent donc de la rencontre de deux traditions : l’une fixe
et l’autre permettant et encourageant l’originalité.
- La notation musicale est donc apparue à
un moment où l’on fixait un répertoire et où on élaborait en parallèle des
nouveautés.
- Des questions comme la hauteur absolue
des notes et les différences d’interprétations ne semblent pas appartenir au
paradigme des IXe-XIIe siècles. Des didascalies existent
tout de même dans les drames liturgiques mais semblent relativement rares. De
même, les pratiques polyphoniques sont assez peu détaillées et le recours à des
types de voix spécifiques (voix d’enfants, d’homme, de tête, etc…) n’est que
très rarement précisé et est presque toujours ambigu.
- D’autre part, si la notation musicale
concerne d’abord la monodie au début du Moyen Âge, rien n’indique qu’elle
n’était pas accompagnée de polyphonie.
- La musique médiévale semble liée à un instant
donné, avec l’idée de recréation et de l’importance de l’adaptation des
chanteurs. Dans les textes, il est remarquable que la musique est parfois
décrite comme « faite » et non « chantée ».
- Des questions se posent également sur
l’emploi du système diatonique dans la musique du début du Moyen Âge. En effet,
si la visualisation des intervalles est effective dès l’emploi des neumes
diastématiques, on peut penser qu’il pouvait exister des divisions inférieures
au demi-ton (intervalles microtonaux), dont la notation musicale ne semble
rendre compte que dans de rare cas.
Welleda Muller
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