Le pouvoir du chant liturgique à l'époque carolingienne
Frédéric Rantières
La question
du pouvoir du chant liturgique dans une époque donnée fut le point de départ de
cette recherche. Frédéric RANTIÈRES a choisi de se concentrer sur l’époque
carolingienne, en raison de l’étendue considérable des corpus textuels qu’elle
présente aujourd’hui sur le chant ecclésiastique de l’Église latine. Il nous a
présenté ainsi le fruit de ses recherches témoignant d’une distinction
entre trois grands courants de pensée qui diffèrent des trois approches que
l’on trouve généralement dans l’historiographie sur le chant grégorien.
1) Le premier courant prend racine
dans la théorie platonicienne des nombres qui sont à l’origine du rythme des
mots, de l’ambiguïté du nombre et de la manière dont se manifeste le son dans la
parole, dans le rythme en lui-même et dans le rythme des mots latins.
2) Le courant liturgique se
concentre pour sa part sur la manière dont l’image doit être présente à
l’esprit du chantre lors de l’acte vocal. Un pouvoir symbolique et affectif est
ainsi attribué à chaque acte vocal en référence à une figure biblique. Cette
méthode d’interprétation nous interroge sur la manière dont le chantre peut
s’inspirer de ces figures pour interpréter le chant.
3) Le courant didactique étudie
quant à lui la manière dont les chantres doivent mettre en pratique le chant et
transmet des préceptes utiles à sa pédagogie. Il nous interroge également sur
la façon dont les sons doivent s’harmoniser entre eux selon la théorie des
modes, de sorte que l’harmonie (concentus) qui s’en dégage
exerce un charme voire un pouvoir sur l’auditeur.
Le premier
courant est le fruit de la relecture carolingienne des six livres du De musica d’Augustin, qui s'est
intéressé dans cet ouvrage aux rythmes des mots et des vers de la langue latine.
Cela intéresse en premier lieu les pédagogues du latin et du chant liturgique
qui trouvent dans le nombre des syllabes et l’alternance des valeurs longues et
brèves l’origine de la bonne modulation du chant, le bene modulandi ou bene movendi,
l’art de bien moduler ou de bien mouvoir la voix :
« La musique est la science de la bonne
modulation (De musica I, II, 2) ». C’est pour cela que la modulation est
nommée de cette manière. Il n’existe pas de mesure autrement que dans les
choses qui se produisent par un mouvement. Voilà pourquoi il convient de dire
que la modulation est une certaine maîtrise du mouvement. Par conséquent, la
science de la modulation est la science du bon mouvement[1]. »
Le mouvement des
valeurs longues et brèves et des intervalles que l'on entend dans la modulation
reparaît dans la conclusion du 5ème
et l’introduction du 6ème livre de saint Augustin sur la
musique sous l’angle de la métaphysique plotinienne[2].
Dans Le 6ème livre, les rythmes
des mots sont comme les images sensibles des nombres éternels. Cette explication
philosophique présente la notion de nombre éternel comme une entité
immatérielle qui serait à l’origine de tout nombre sensible résonnant dans les
rythmes. Augustin précise que les nombres éternels résident dans l’âme de
manière incorporelle. L’expérience sensible des nombres éternels et leur
connaissance abstraite sont censées extraire la conscience des sens de la chair
et la faire s’élever jusqu’à la contemplation du monde éternel qui ne relève
plus des sens, en la faisant se tourner vers un amour immuable de la vérité et de
Dieu.
Pour les
auteurs carolingiens, le rythme bien prononcé développe le pouvoir anagogique
qui se tient en germe dans la vertu intrinsèque du texte biblique. Le rythme
bien prononcé permet en fin de compte d’amplifier les propriétés divines du
texte. Isidore de Séville (560-636), qui servira de première référence aux
auteurs carolingiens, reconnaît que la propriété divine du texte est censée à elle
seule déclencher le sentiment de piété[3].
Si l’interlocuteur n’est pas réceptif au message divin, le chant peut néanmoins
canaliser son attention et lui transmettre le sentiment que véhicule le message
divin, en référence au Xe livre des Confessions de saint Augustin, « afin que par les plaisirs des oreilles,
l’esprit plus affaibli s’élève vers le sentiment de piété »[4].
Le chant
liturgique devient ainsi un moyen de préparer le fidèle à mieux recevoir le
message religieux, en opérant en lui une sorte de lâcher-prise. Les actes
auxquels son texte se réfère confèrent de même à la voix tout son pouvoir
symbolique. Des figures bibliques tel David servent également d’autorité et
légitiment le pouvoir institutionnel du chantre, le prophète étant selon
l’adage d’Isidore « le premier des chantres et le trésor des psaumes »[5]. Chez un auteur
comme Amalaire de Metz, le chantre opère chez l’auditeur un chamboulement
affectif tel que l’on pourrait le comparer à celui que provoque le laboureur
lorsqu’il retourne la terre avec le soc de sa charrue[6].
Quant au
courant didactique, le traité le plus important reste la somme de la Musica disciplina[7]. Son
auteur, Aurélien de Réome, s’intéresse tout particulièrement à la structure et
aux paramètres de la phrase musicale, à l’appui de la grammaire et des
mathématiques. On y trouve notamment les termes ‘note’ et ‘ton’. Ce dernier
désigne la plus petite partie de la phrase musicale, en comparaison avec la
lettre qui forme les mots de la phrase et l’unité qui constitue la chaîne des
nombres. Ce courant se concentre essentiellement sur les paramètres qui
concourent à la bonne mise en acte du chant ecclésiastique, à l’appui des
préceptes transmis par Boèce dans le De
institutione musica.
étudiant en master 2 de musicologie
[1] Augustin, Aurellii Augustini
Praecepta artis musicae, éd. par Giuseppe Vecchi (Bologna, Italie: A. M. I.
S., 1986) I, 5-16, p. 1-49, p. 19.
[2]
Augustin,
La musique, De musica libri sex, dans
Œuvres de saint Augustin, éd. par Guy Finaert et François-Joseph
Thonnard (Paris, France: Desclée De Brouwer, 1947) V, 28, p. 348-349; VI, I, 1,
p. 356-357; VI, 2, p. 360-361.
[3]
Isidore
de Séville et Pierre Cazier, Sententiae (Turnholti i.e. Turnhout,
Belgique: Brepols, 1998) III, 7, De
oratione, p. 33, p. 228.
[4]
Augustin
et Aimé Solignac, Confessions, trad. par Eugène Tréhorel et Guilhen
Bouissou (Paris, France: Etudes augustiniennes, 1992) X, 33, 50, 9-10, p.
230-231.
[5]
Isidore
de Séville, Sancti Isidori episcopi Hispalensis De ecclesiasticis officiis,
éd. par Christopher M. Lawson (Turnholti i.e. Turnhout, Belgique: Brepols,
1989) I, V, De psalmistis, 1-10, p.
6.
[6]
Amalaire
de Metz, De officio missae, dans Amalarii
episcopi opera liturgica omnia, éd. par Jean Michel Hanssens, 3 vol. (Città del Vaticano, Saint-Siège (Etat
de la cité du Vatican): Biblioteca apostolica vaticana, 1948) II, Liber officialis, XI, 14, 31-33; XI,
20-21, 35-6, p. 296-299 .
[7]
Aurélien de Réome, Musica disciplina, par
Lawrence Gushee (AIM, Corpus scriptorum de musica 21, 1975).
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