Art, liturgie et les cinq sens - La dimension sonore de la liturgie et ses représentations
Éric Palazzo
Cartulaire, coll. J. Masson |
• Résumé de l’intervention :
Spécialiste de la liturgie et de ses représentations artistiques, Éric Palazzo s’intéresse à la place des cinq sens dans le déroulement de la liturgie chrétienne, depuis la basse Antiquité jusqu’à milieu du Moyen Âge. Son approche ne se limitant pas à la recherche autour de l’intervention des cinq sens dans la performativité de la liturgie, il s’interroge sur la façon dont les cinq sens définissent la liturgie. Et dans ce travail, la théologie eut une importance fondamentale ; en effet, à la lecture des théologiens de la basse Antiquité et du début du Moyen Âge, qui jetèrent les bases de la liturgie médiévale, on comprend que les images et les objets ont été conçus pour être « activés » par la liturgie. Et dans ce processus d’activation, il apparait que les cinq sens ne pouvaient être isolés ; leur interaction était extrêmement importante. De ce fait, l’aspect strictement sonore ne peut être dissocié du reste.
Spécialiste de la liturgie et de ses représentations artistiques, Éric Palazzo s’intéresse à la place des cinq sens dans le déroulement de la liturgie chrétienne, depuis la basse Antiquité jusqu’à milieu du Moyen Âge. Son approche ne se limitant pas à la recherche autour de l’intervention des cinq sens dans la performativité de la liturgie, il s’interroge sur la façon dont les cinq sens définissent la liturgie. Et dans ce travail, la théologie eut une importance fondamentale ; en effet, à la lecture des théologiens de la basse Antiquité et du début du Moyen Âge, qui jetèrent les bases de la liturgie médiévale, on comprend que les images et les objets ont été conçus pour être « activés » par la liturgie. Et dans ce processus d’activation, il apparait que les cinq sens ne pouvaient être isolés ; leur interaction était extrêmement importante. De ce fait, l’aspect strictement sonore ne peut être dissocié du reste.
Avec
cet objectif de synesthésie des sens, les théologiens insistent sur le fait que
le cadre physiologique dans lequel s’exprime les sens au niveau corporel, doit être
rapidement dépassé. Ainsi, malgré l’héritage antique de Platon et d’Aristote et
les idées des néo-platoniciens, Plotin en tête, sur la distinction entre l’âme
et le corps, les théologiens médiévaux vont chercher à définir le concept
relativement nouveau des sens spirituels. Origène (vers 185-253) établit par
exemple une relation dialectique entre les cinq sens sensoriels et les cinq
sens spirituels. Guido d’Arezzo (992-1050) va d’ailleurs reprendre cette idée
d’accord entre les sens sensoriels et spirituels pour en faire le cœur de sa
définition de l’harmonie et de la bonne tonalité. Saint Augustin (354-430)
structure les idées de synesthésie des sens au livre X des Confessions notamment. Grégoire le Grand (vers 540-604) montre lui
aussi la nécessaire synesthésie des sens en comparant l’homme à une citadelle,
dont les fenêtres sont les sens qui lui permettent de comprendre la Création. L’enjeu
essentiel de cette synesthésie des cinq sens activée par la liturgie était
évidemment de retrouver l’ordre et l’harmonie du monde. Et ce retour à l’ordre
harmonieux universel ne peut s’opérer en isolant les sens ; l’ouïe et la
vue ne suffisant pas, malgré leur importance et leur haut niveau dans la
hiérarchie des sens.
En
effet, dans un contexte où l’ordre et la hiérarchie priment, les cinq sens ont
eux aussi fait l’objet d’une sorte de classification. Ainsi, la vue et l’ouïe
sont tout en haut de la hiérarchie parce qu’ils sont les sens privilégiés par
lesquels passent la révélation et la conversion. Si la vue est la plupart du
temps le sens le plus important, il arrive toutefois, que l’ouïe passe devant
elle, notamment chez Jean Scot Érigène (vers 800-875), au début de son
commentaire de l’Évangile de Jean, lorsqu’il parle des « oreilles de
l’Église » et de la « voix de l’aigle ». Toujours dans cette
notion de hiérarchie des sens, Saint Augustin puis Grégoire le Grand ont
établit que les sens pouvaient être bons ou mauvais. Dans son traité sur les
choses liturgiques, Walafrid Strabon (fin du VIIIe siècle-849) définit
par exemple la bonne tonalité à la fois sonore et vocale de la liturgie ;
l’harmonie résidant aussi dans la beauté de la voix. Or, cette conception très
en vogue au IXe siècle est déjà présente dans la règle de saint
Benoît, dont un chapitre entier (le 19) est consacré à la bonne façon
d’exécuter le chant liturgique. Les nombreux anges représentés sur le mobilier
liturgique et dans les enluminures de manuscrits liturgiques, participent à
cette idée de modèle d’une liturgie parfaite que les hommes doivent effectuer
en miroir. L’harmonie recherchée par la liturgie trouve d’ailleurs son point de
départ dans l’accord de la voix et de l’esprit, maintes fois préconisé par les
théologiens. De fait, un lien existe entre le sacrement et ce qui est
intrinsèque à l’être humain, à savoir ses cinq sens ; leur synesthésie
fait même émerger un sixième sens qui crée l’effet sacramentel. Toutefois ce
lien n’implique pas un certain « individualisme » : l’accord des
voix et des esprits, l’accord individuel mais aussi collectif, est ce qui
permet et crée l’harmonie.
Pour les instruments de musique, le
résonnement est le même comme on peut le constater à la lecture de saint
Wolstan au Xe siècle, qui relate et commente les aménagements
liturgiques de l’abbaye de Winchester et notamment la mise en place d’un nouvel
orgue qu’il décrit en détail, tout les éléments techniques permettant
l’émergence d’un son parfait et harmonieux, non seulement dans l’église en tant que bâtiment, mais aussi par extension dans l’ecclesia au sens universel.
Cartulaire, coll. J. Masson |
Éric Palazzo étudie également cette activation des
cinq sens par la liturgie dans les images médiévales, principalement les
enluminures. Il précise que son intérêt est ciblé sur la traduction visuelle du
son et les images de la synesthésie des sens, et non sur les représentations
allégories des sens et de la musique. Il montre l’exemple d’une peinture à deux
registres illustrant une charte (cartulaire, coll. J. Masson, École des
Beaux-Arts) avec une Majestas Domini
au registre supérieur et en dessous une mise en scène de la messe avec le
prêtre encensant l’autel. Il semblerait donc que ce soit l’activation de
l’odorat qui soit présenté ici, l’encens matérialisant la prière qui monte vers
Dieu et crée la vision. L’odorat crée donc la vision, qui se matérialise au
dessus avec la Majestas Domini, sorte
de visualisation olfactive. Toutefois, malgré la mise en valeur d’un seul sens
(l’odorat), on remarque certains détails qui prouvent la synesthésie :
deux lampes sont représentées, ainsi que deux cloches, faisant intervenir la
vue et l’ouïe et offrant un cadre synesthésique plus large. Et le résultat de
cette synesthésie des sens est visible au registre supérieur : la vision
divine apparaît dans toute son harmonie.
Un autre exemple présente cette importance de la
synesthésie des sens activée par la liturgie : le folio IIv (psaume 140,
verset 2) du manuscrit latin 2508 (BNF) réalisé à l’abbaye de Farfa (Italie)
figurant le Christ en Majesté au-dessus de David et ses musiciens. La
production du son musical monte vers la vision et entre les deux, Aaron et
Melchisedec agitent des encensoirs de chaque côté de l’image. Encore une fois,
la manifestation théophanique s’exprime grâce à l’activation synesthésique des
cinq sens. L’idée d’atemporalité émerge aussi de cette image, puisque sont
représentés le procédé : l’activation synesthésique des sens, et le
résultat : la vision divine, dans un seul et même espace pictural.
Antiphonaire (ms W 756, Baltimore) |
Un troisième exemple issu d’un folio d’Antiphonaire de messe du
XIIe siècle (ms. W 756, Baltimore, Walters Art Gallery) présentant
l’antienne d’Introït pour la fête de l’Assomption, montre dans la lettrine G du
Gaudeamus, une Vierge couchée les
yeux fermés, au milieu de quelques apôtres, tandis qu’un personnage nimbé
balance un encensoir sur le côté, détail rarissime. Au-dessus, le Christ en
Majesté tient sur ses genoux l’âme de la Vierge, dans une sorte de Vierge à
l’Enfant inversée. Éric Palazzo souligne que cette antienne est à attribuée à
Grégoire le Grand qui l’aurait composée en 592 pour la consécration de l’église
Sainte-Agathe à Rome. Toutefois, un porc malodorant est entré dans cette église
peu de temps après et l’édifice se trouva alors déconsacré par l’irruption de
cette mauvaise odeur ; sa reconsécration se fit grâce à une sorte de
théophanie : une nuée recouvrit l’autel et une bonne odeur se répandit
dans l’édifice. L’encensement du corps de la Vierge représenté dans l’initiale
rappelle cette recréation de la synesthésie. Un lien s’établit en effet entre
l’odeur, la vision et le son (neumes écrites sur la page de l’Antiphonaire).
Cette image présente alors la synthèse de ce qui se produit au moment de
l’exécution de la liturgie : l’activation sensorielle et son objectif
final : la vision divine. L’atemporalité s’exprime encore ici par la
juxtaposition du procédé mis en place et du résultat souhaité.
• Ouverture de la
recherche (interventions de Violaine Anger, Frédéric Billiet, Christel
Cazaux-Kowalski, Vincent Debiais, Jean-Marie Fritz, Katarina Livljanic, Isabelle Marchesin, Michel Maupoix,
Welleda Muller, Isabelle Ragnard) :
- réflexions sur l’atemporalité.
- les images présentent un modèle idéal
en montrant une anticipation pour agir sur le bon déroulement de la liturgie. Dans
cette perspective les images ne peuvent être réduites à des illustrations.
- problématique et importance du silence
dans la liturgie, qui n’est pas une absence de son.
- activation de la mémoire par la
combinaison de l’image de l’activation des cinq sens, de la notation musicale
et de l’objectif théophanique visé.
- importance de l’imagination dans le
syncrétisme entre sens sensoriels et spirituels ; différence entre
l’activation réelle et imaginative des sens.
- place du touché et du goût dans la
synesthésie des sens dans la liturgie. Le goût de l’hostie n’a pas fait l’objet
de commentaires par les médiévaux. Le touché est omniprésent mais plutôt
suggéré.
Welleda Muller
Welleda Muller
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