Musicien et danseuse, Retjons, 1200-1250, (c) CESCM |
La danse médiévale d'après l'étude des images et des textes
Catherine Ingrassia
Malgré un regain d’intérêt pour les fêtes médiévales, force
est de constater que la danse est encore aujourd’hui le parent pauvre des
études universitaires. Faisant figure de pionnière, Catherine Ingrassia
présente ses recherches commencées par une thèse de doctorat en histoire de
l’art soutenue en 1990 à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne : Danseurs, acrobates et saltimbanques dans
l’art du Moyen Âge. Recherches sur les représentations ludiques,
chorégraphiques et acrobatiques dans l’iconographie médiévale. Sur la base
d’un corpus d’environ 1400 images sur tous les supports artistiques,
appartenant à toute l’Europe Occidentale entre le IXe et les
premières années du XVIe siècle, Catherine Ingrassia a développé une
étude précise et circonstanciée non seulement de la danse, mais de tout un
« spectacle vivant » indissociable de cette notion au Moyen Âge dans
l’étude de laquelle l’hétérogénéité des sources est un des grands obstacles.
La
question des rapports entre l’Église et la danse se pose en tout premier lieu,
puisque les sources les plus anciennes sont exclusivement religieuses
(Catherine Ingrassia a d’ailleurs remarqué que les modèles byzantins de danse :
corps en torsion, mouvement de mains, étaient très souvent repris dans les
images du Haut Moyen Âge). En effet, la danse est évoquée dans les textes
bibliques qui sont illustrés sur divers supports artistiques au Moyen Âge. Dans
la plupart des cas (sauf peut-être à l’époque carolingienne, fortement marquée
par l’Antiquité), les danses et les costumes de personnages sont actualisés, et
aux XIVe et XVe siècles les différents types de danses
sont extraordinairement variés dans les images. La danse autour du veau d’or ne
dispose pas de très nombreuses illustrations, tout comme la figure de Myriam
dansant après l’ouverture de la Mer Rouge (presque toujours dans un mouvement
tournant), en revanche la danse de Salomé est certainement l’image de la danse
la plus récurrente dans l’art médiéval en général et elle représente le mauvais
exemple par rapport à David, image du bon exemple de la danse. L’Église
prescrit d’ailleurs de danser comme David et surtout pas comme Salomé. Alors
que David est généralement droit et effectue des mouvements de danse
coordonnés, Salomé gesticule, jongle et se contorsionne. Jusqu’au XIIIe
siècle, la jeune fille danse avec des mouvements de mains délicats mais
manifestement séducteurs, puis, la symbolique semble se durcir et Salomé est
représentée assez systématiquement en acrobate. Avec ces contorsions, l’idée de
luxure et de gesticulatio négative
est amplifiée autour de la figure de Salomé, certainement à partir de la
Réforme Grégorienne et de la tendance à la moralisation qu’elle instaura.
Danse de Salomé devant Hérode, chapiteau roman, Musée des Augustins, Toulouse |
Danse de Salomé, miséricorde, Ély (GB), 1340, (c) Musicastallis |
Malgré le bon exemple de
David dansant autour de l’Arche d’Alliance, l’Église médiévale manifeste un
rapport problématique à la danse dans les édifices religieux, peut-être parce
que celle-ci est souvent assimilée à des pratiques païennes. Ainsi, il ne
semble pas exister de danses véritablement liturgiques, même si l’existence de
danses paraliturgiques est attestée (pour des pèlerinages, des fêtes
spécifiques, des veillées, etc… mais jamais intégrée à la liturgie elle-même).
Les interdictions pleuvent sur la danse, notamment sur la danse des femmes dans
le narthex ou même sur le parvis des cathédrales. Les danses des clercs sont
aussi vues d’un mauvais œil et l’Église semble l’avoir tolérée uniquement sous
certaines conditions et à certains endroits bien précis des édifices religieux.
Il est d’ailleurs remarquable que ces danses paraliturgiques soient en fait des
danses profanes légèrement « arrangées » pour passer dans le cadre
religieux. L’étroite imbrication du profane et du sacré dans la pensée
médiévale, pourrait expliquer qu’il n’y ait pas eu de danse religieuse
parfaitement distincte des danses profanes (avec des pas et des articulations
spécifiques par exemple) ; cependant, force est de constater que la danse
quelle qu’elle soit a posé problème aux instances religieuses tout au long du
Moyen Âge.
Néanmoins, dans la société
médiévale marquée par l’ordre, des échappatoires ou plutôt des voies parallèles
ont été créées afin de laisser s’exprimer les danseurs et le spectacle vivant
en général : il s’agit des fêtes folles ou carnaval, qui avaient parfois
lieu dans les édifices religieux telle la fête de l’Âne, celle de la
Circoncision, des Innocents, etc… Des manifestations spécifiques virent même le
jour : les charivari, qui étaient surtout l’occasion de faire du bruit et
de manifester en mouvement une critique des mariages mal assortis et des cas
d’adultère. Si le Roman de Fauvel
illustre certainement le charivari le plus célèbre, le Bal des Ardents illustré
et relaté dans les Chroniques de
Froissart (fin du XIVe siècle) était aussi un charivari pour
lequel les participants s’étaient déguisés en hommes sauvages et effectuèrent
une danse sarrasine, comme le précise le chroniqueur. Or, les réjouissances tournèrent
mal puisque les costumes des participants s’enflammèrent et tous moururent brûlés
à l’exception d’Ogier de Nantouillet et du roi Charles VI qui sombra
définitivement dans la folie après cet épisode. L’Église trouva alors à nouveau
matière à condamner ces réjouissances folles. Les interdictions sur la danse et
la musique dans les édifices religieux semblent d’ailleurs s’amplifier à la fin
du Moyen Âge jusqu’au Concile de Trente. La danse ne semble d’ailleurs jamais
avoir pu s’imposer dans la liturgie et même dans les édifices religieux.
Bal des Ardents, Chroniques de Froissart, 1450-1480, ms. Harley 4380, British Library |
Malgré les nombreux interdits
qui pèsent sur la danse et la jonglerie, il paraît évident que la figure du
jongleur (personnage polyvalent au Moyen Âge qui danse, joue de la musique,
chante, fait des tours de passe-passe, des acrobaties, du jonglage, de
l’équilibrisme, dresse des animaux, etc…) n’est pas systématiquement négative
et il est bien difficile d’en proposer une interprétation générique morale. Un
effort de réhabilitation du jongleur est d’ailleurs entrepris au XIIIe
siècle chez les scolastiques en particulier, notamment avec saint Thomas
d’Aquin (qui se réclame « jongleur de Dieu ») et la propagation de
légendes (souvent illustrées) comme celle du Jongleur de Notre-Dame. Dans cette
légende, un jongleur entré dans un monastère veut rendre grâce à la Vierge mais
ne sachant comment faire, effectue ses tours habituels et voit la statue de la
Vierge s’animer miraculeusement pour le remercier de sa dévotion. Il est
cependant indéniable qu’une certaine ambiguïté symbolique marque le personnage
du jongleur. Ainsi, le tombeor, qui
va au sol pour faire un pont, une roue, un arbre droit, ou une autre figure
acrobatique, est assimilé d’un point de vue lexical à l’épileptique que l’on
dit « tombé du haut mal ». En outre, le jongleur côtoie des animaux
et des hybrides musiciens et danseurs dans l’iconographie marginale (marges de
manuscrits, stalles de chœur, sculptures d’écoinçons, etc…). Toutefois, l’idée
de beauté du geste et de la manifestation de toutes les possibilités que Dieu a
données au corps de l’homme semble parfois l’emporter sur la symbolique
négative dans les images sculptées et peintes du jongleur.
Vièliste et danseuse, ms. 338, f. 121, 1260-1280, (c) Enluminures |
La mise en espace de la danse
est très tardive, puisqu’il faut attendre le XIVe et surtout le XVe
siècle pour voir les danses se dérouler dans un jardin, un château ou un autre
endroit clairement identifiable. Certains romans courtois comme le Roman de la Rose et le Roman d’Alexandre sont de véritables
recueils de danse avec un nombre extraordinaire de type de danses différents
qui ont pu être identifiés. Ainsi, les danses de groupe semblent aussi
récurrentes que les danses en solistes ; on peut rapidement identifier les
caroles et les tresques ; les danses paysannes sont assez gesticulantes et
deviendront rapidement des hautes danses où l’on saute, par opposition aux
basses danses, généralement danses de cour où l’élégance et la chorégraphie
intellectualisée priment. La danse de couple ne semble apparaître en tant que
telle qu’au XIIIe et surtout au XIVe siècle et les deux
danseurs ne se tiennent pas les mains avant le XIVe siècle. Les
danses à trois sont aussi très fréquentes à la fin du Moyen Âge et il n’est pas
rare que les danseurs utilisent des accessoires comme des chiffons, des fils,
des flambeaux ou des chapelets.
Danse en chaîne ouverte, Missel de Montierneuf, lat. 873, f. 21, BnF XVe siècle |
Le XVe siècle est
important pour l’étude de la danse, tant par les nombreux détails de pas, de
costume et de mises en scène que l’on peut trouver dans les images, que par
l’apparition de véritables traités de danse (vers 1430 ; la première
source est une note de Jean d’Orléans sur une page de garde pour le bal du roi
René, les danses notées formant une sorte de ballet et date de 1431 ; le
premier traité est celui de Marguerite de Bourgogne). La danse est alors notée
et les chorégraphies de plus en plus complexes sur la base de cinq pas
principaux : simple, double, reprise, branle et révérence (les traités
italiens composent des balli
légèrement différents). La basse danse est l’objet de toutes les attentions et
prend un caractère intellectuel fort. Catherine Ingrassia a ainsi relevé un peu
moins de 700 chorégraphies de basses danses entre 1430 et 1530. La danse
devient alors une sorte de voix musicale à part entière qui se superpose aux
différentes voix composant une musique polyphonique ; il suit toujours la
teneur, mais permet au bon danseur d’improviser à travers une suite de pas,
comme pour composer une voix supplémentaire. Toutefois, la part de
l’improvisation est encore importante dans ces danses de la fin du Moyen Âge
avec pour support des codes gestuels. Parmi les danses de spectacle, la
Moresque réunissant plusieurs hommes et un fou autour d’une femme qu’ils
doivent séduire, comporte une part importante d’improvisation et fait souvent
intervenir l’acrobatie ou la jonglerie en pendant de la danse. Avec d’autres
danses de spectacle, comme la danse macabre et la danse des aveugles, on prend
conscience des rapports étroits entretenus entre la danse, la folie et la mort
dans le contexte médiéval. Dans la danse des aveugles trois allégories
interviennent : l’Amour fait danser une basse danse, la Fortune fait
danser une moresque et la Mort fait danser un tourdion. Avec l’approche
livresque de la danse au XVIe siècle, les formes Renaissantes vont
se simplifier et aboutir à des danses comme la Pavane ou le Branle avec des
mouvements de pieds relativement différents de ceux que l’on trouvait au Moyen
Âge.
Danse moresque, coffret en ivoire, XVe siècle, Paris, Musée du Louvre, (c) GIP |
Ont participé à ce séminaire : Mehustine Armaudeau,
Abdelwahab Benabdallah, Sébastien Biay, Frédéric Billiet, Isalyne Delabrousse, Gaëlle
Durand, Annick Gagné, Caroline Joré, Matthias Lakits, Isabelle Marchesin, Anne
Marteyn, Rachel Meégens, Jorge Molina, Welleda Muller, Isabelle Ragnard, Pamela
Zuker.
Visitez le site de la danse médiévale
présentant les publications de Catherine Ingrassia en collaboration avec
Christophe Deslignes et Xavier Terrasa : http://ladansemedievale.free.fr/
Welleda Muller
Welleda Muller
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