vendredi 26 octobre 2012

Compte rendu du séminaire du 20 octobre 2012 à Chartres

L'instrumentarium de Chartres
André Bonjour, Jean-François Goudesenne, Xavier Terrasa
Portail royal, vieillards de l'Apocalypse tenant des instruments

         Organisé spécialement à Chartres et accueilli par le Musée des Beaux-Arts (et la conservatrice Mme Nadine Berthelier que nous remercions ici), ce séminaire Musiconis fut l’occasion de visiter la cathédrale, mais également d’entendre les interventions d’André Bonjour, président de l’association l’Instrumentarium de Chartres, Jean-François Goudesenne, chercheur à l’IRHT et Xavier Terrasa directeur artistique du projet l’Instrumentarium de Chartres.
           Créée en 1996 à l’initiative d’André Bonjour et de Julien Skowron, le projet Instrumentarium de Chartres a pour but de faire revivre « au plus près visuellement, jouable durablement » des instruments représentés sur et dans la cathédrale de Chartres, principalement sur la statuaire et les vitraux. L’ambition étant d’être l’instrumentarium le plus joué en concert et le plus complet pour une cathédrale de France. Ces instruments sont particulièrement nombreux puisqu’on dénombre 310 représentations de 26 instruments différents sur la statuaire extérieure (82 représentations sur les portails occidental, sud et nord), sur les vitraux (54) et sur la clôture de chœur (168) ; images réalisées au XIIIe siècle pour le portail royal et du XIIIe au XVIe siècle pour les autres, après l’incendie de 1194 qui ravagea la quasi-totalité de la cathédrale) et le début du XVIe siècle. André Bonjour précise qu’à l’origine il a étudié ces images dans un but principalement pédagogique (suite à la création d’une classe patrimoine : « Chartres, vivre le Moyen Âge ») ; la visite de la cathédrale et la présentation des instruments de musique qui y sont représentés sont en effet un bon moyen de faire connaître le contexte médiéval à des élèves du primaire comme du secondaire. Une campagne de photo a également été réalisée, profitant notamment des échafaudages des divers travaux de restauration qui ont permis de faire des gros plans sur les instruments. Néanmoins, il apparaît maintenant que certaines de ces photos doivent être refaites par les luthiers eux-mêmes, certains détails n’étant pas visibles sur les images de la première campagne. 
Vitrail de saint Eustache
Vièliste et joueur de tambourin carré
                          La réalisation de quelques instruments médiévaux a donc été commencée en 1997. Cependant, l’état de la recherche en lutherie médiévale n’était pas aussi avancée qu’aujourd’hui et les luthiers ont reconstitués les instruments en faisant plutôt appel à leur propre savoir-faire, ainsi qu’à l’exigence des instrumentistes, quitte à s’écarter, parfois largement des « modèles » figurés dans la cathédrale. Deux vièles à archet, « copiées » sur celles tenues par les Vieillards de l’Apocalypse au portail occidental, ont donc été réalisées, suivant une méthode de lutherie plutôt « classique » avec une caisse chantournée, alors que l’on sait aujourd’hui que les caisses des vièles des XIIe et XIIIe siècles étaient majoritairement creusées dans la masse. De même pour la vièle oblongue du porche sud. Une harpe présentée par un Vieillard dans la voussure extérieure au sud du portail occidental a également été réalisée, ainsi que le psaltérion tenu par le Vieillard en pendant de celui-ci dans la voussure extérieure au nord. Ce psaltérion a une forme intéressante : trapézoïdale avec des bords découpés en lobes, forme qui a été respectée par le luthier ; toutefois le décor qui a été peint sur la caisse n’est pas cohérent avec un instrument du XIIe siècle.
Jubal jouant de la harpe, porche nord

Le réalisme des divers instruments représentés dans la cathédrale de Chartres est à souligner ; lorsque les instruments sont parvenus à peu près intacts jusqu’à nous, on peut en effet remarquer la finesse des détails (ouïes, cordes, etc…) et l’utilisation de proportions qui peuvent être reprises presque à l’identique pour la reconstruction comme l’a souligné Yves d’Arcizas (en particulier pour les harpes tenues par Jubal et David sur les colonnettes du porche nord). Pour la reconstitution des instruments à venir, l’idée a donc été de respecter au plus près les modèles fournis par les images sculptées et peintes, ce qui devrait offrir des instruments parfaitement jouables. Le projet a ainsi évolué en même temps que la recherche ; on s’est par exemple rendu compte que la sculpture contre la muraille sud qui a longtemps été appelée « l’âne qui vielle » représentait, certes un âne, mais qui ne jouait pas de la vielle à roue, mais bien d’une rote (ou harpe-psaltérion). Sont donc envisagés pour le moment : un psaltérion (tenu par un Vieillard du portail sud), un jeu de trois cloches et un monocorde (associés à la personnification de la musique dans les arts libéraux au portail occidental) ; mais d’autres instruments doivent également être reconstitués : un cornet à bouquin de la clôture du chœur, une vièle en huit et une harpe peintes dans une rose sur le mur intérieur de la tour sud (faisant partie des peintures mises au jour très récemment) et la fameuse rote de l’âne ; d’autres projets suivront certainement en fonction des fonds alloués à l’Instrumentarium de Chartres.
Berger jouant du frestel, portail royal
Les instruments à vent sont assez peu nombreux en comparaison des très nombreux cordophones représentés dans la cathédrale (surtout sur la clôture du chœur). Pour le frestel tenu par un berger à côté de la Naissance du Christ (portail occidental), deux expériences ont été tentées : la réalisation d’un frestel en bois à cinq trous et celle d’un frestel en terre cuite avec six trous, après que l’on se soit rendu compte que le frestel du berger avait été endommagé sur le côté et qu’un sixième trou était certainement sculpté à l’origine. Si les deux frestels sonnent, celui en terre cuite est un peu grand et peu maniable et la question posée par Xavier Terrasa est celle du jeu musical de ces instruments : était-ce de véritables instruments de musique ? Ou des instruments utilisés comme signal sonore pour les animaux notamment ? Et comment utiliser aujourd’hui cet instrument dans un ensemble de musique médiévale ? Cette fonction de signal sonore semble d’ailleurs attachée aux aérophones représentés à Chartres, puisqu’il y a les trompettes du Jugement Dernier tenues par des anges au portail sud, la corne de chasse sur le vitrail de saint Eustache, un autre cor joué par un centaure sur une colonnette extérieure du portail occidental, etc…
        L’instrumentarium de Chartres est aussi un ensemble de musique médiévale instrumentale et vocale constitué de Xavier Terrasa (direction artistique et instruments à vent), Domitille Vigneron (vièles), Françoise Johannel (harpes) et Maxime Fiorani (percussions). L’idée étant bien entendu de jouer avec les instruments de musique reconstitués d’après les sculptures et peintures de la cathédrale de Chartres (qui sont conservés dans une vitrine au Musée des Beaux Arts de Chartres entre chaque concert), mais également de privilégier un répertoire chartrain, avec des pièces de Fulbert de Chartres, Pierre de Dreux, Guillaume de Ferrière, vidame de Chartres. Xavier Terrasa transcrit ainsi plusieurs pièces notées dans divers manuscrits, notamment le Calixtinus, le Cangé, le Florence Conv. Soppr. F III 565, et autres, afin que l’ensemble puisse les interpréter en concert.   
Fulbert de Chartres, f. 33v°-34

Jean-François Goudesenne a présenté le travail de restauration des manuscrits chartrains comportant de la notation musicale par l’IRHT. Tout d’abord, on peut remarquer que la tradition musicale à Chartres est assez ancienne, puisque l’on y trouve des livres de musique dès le IXe siècle ; d’autre part, la ville semble avoir développé une singularité qui s’exprime notamment par une notation musicale spécifique, que l’on pourrait qualifier de « chartraine » sans toutefois parler d’école régionale. En effet, la notation qui est visible dans les manuscrits aux alentours de 900-930 (Musica Enchiriadis, Graduel en notation « bretonne ») présente des influences provenant de Laon et d’Aquitaine, plutôt que d’Île-de-France, pourtant plus proche d’un point de vue géographique. L’ère culturelle de Chartres se démarque également de celle de Tours. Si les échanges de modèles culturels et la circulation des idées est évidente à l’époque et contredit la notion figée d’écoles régionales, il est cependant remarquable que Chartres se positionne différemment et adopte une part d’originalité non négligeable, comme le montrent les travaux d’Yves Delaporte, dans l’entre deux guerres, renouvelés récemment par l’ouvrage de Margot Fassler, The Virgin of Chartres (2008). L’évêque Fulbert de Chartres a d’ailleurs été (à partir de 1028) l’un des acteurs de cette originalité en composant entre autres l’office de Saint-Gilles et en accordant une grande importance au culte marial (répons Stirps Jesse, qui sera par la suite intégré au Magnus Liber organi, fin du XIIe siècle). Ainsi, le déroulement de la liturgie à la cathédrale de Chartres semble plutôt singulier et ne peut pas être rattaché à un réseau de cathédrales, à la différence par exemple du « groupe » Reims-Laon-Meaux-Soissons (c’est néanmoins aussi le cas de Rouen qui a développé une liturgie spécifique). Cette idée de « modèle chartrain » est également visible dans la notation musicale avec l’importance de la couleur verte (ligne indiquant le fa), à côté du trait de conduite rouge ; or, le vert est aussi très présent dans les vitraux de la cathédrale. Vers 1180, un profil régional chartrain dans la notation musicale est clairement repérable, ainsi qu’une certaine apogée de la production chartraine de manuscrits vers 1200.
Fragment d'un manuscrit chartrain, AD 28

Pour la reconstitution virtuelle de la bibliothèque médiévale de Chartres, les travaux du chanoine Yves Delaporte en 1929 sont particulièrement précieux (Les manuscrits enluminés de la bibliothèque de Chartres, Société Archéologique d’Eure-et-Loir), puisque certains manuscrits ont été très abîmés voire complètement détruits par les bombardements de la seconde guerre mondiale. Les descriptions très précises de Delaporte, permettent ainsi de se faire une idée des enluminures présentes dans les manuscrits qui ont disparu. Des travaux de restaurations sont cependant à l’œuvre sur ces manuscrits ou fragments chartrains par l’IRHT, ainsi que des études spécifiques. En ce qui concerne l’iconographie musicale, on en trouve quelques exemples dans les manuscrits de Chartres : David jouant de la harpe accompagné d’un vièliste dans l’initiale B d’un fragment très abîmé de cette grande bible manuscrit 139 (qui comportait également un roi David tenant une harpe dans un arbre de Jessé), un groupe de chantres au lutrin dans le manuscrit 168, des sonneurs de cor dans le manuscrit 2391 conservé à la BM de Troyes, etc… Images rappelant, pour les plus anciennes, le style des vitraux de la cathédrale par leurs couleurs et leurs mises en scène.
Fragment du ms. 139
         Les détails des programmes de recherche de l’IRHT sont accessibles sur internet ; le projet sur la restauration des manuscrits de Chartres : http://www.manuscrits-de-chartres.fr/ ; le projet sur les chantres au lutrin (la mémoire des chantres et la découverte de textes), qui donnera lieu à un séminaire à la Bibliothèque Mazarine, à compter du 20 novembre prochain : http://www.irht.cnrs.fr/formation/la-memoire-des-chantres-et-la-decouverte-de-textes
Welleda Muller
Chantres au lutrin, ms. 168



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