L'instrumentarium de Chartres
André Bonjour, Jean-François Goudesenne, Xavier Terrasa
Organisé spécialement à Chartres et accueilli par
le Musée des Beaux-Arts (et la conservatrice Mme Nadine Berthelier
que nous remercions ici), ce séminaire Musiconis fut l’occasion de visiter la
cathédrale, mais également d’entendre les interventions d’André Bonjour,
président de l’association l’Instrumentarium de Chartres, Jean-François
Goudesenne, chercheur à l’IRHT et Xavier Terrasa directeur artistique du projet
l’Instrumentarium de Chartres.
Créée en 1996 à l’initiative d’André Bonjour et de
Julien Skowron, le projet Instrumentarium de Chartres a pour but de faire
revivre « au plus près visuellement, jouable durablement » des
instruments représentés sur et dans la cathédrale de Chartres, principalement
sur la statuaire et les vitraux. L’ambition étant d’être l’instrumentarium le
plus joué en concert et le plus complet pour une cathédrale de France. Ces
instruments sont particulièrement nombreux puisqu’on dénombre 310 représentations
de 26 instruments différents sur la statuaire extérieure (82 représentations
sur les portails occidental, sud et nord), sur les vitraux (54) et sur la clôture
de chœur (168) ; images réalisées au XIIIe siècle pour le
portail royal et du XIIIe au XVIe siècle pour les autres,
après l’incendie de 1194 qui ravagea la quasi-totalité de la cathédrale) et le
début du XVIe siècle. André Bonjour précise qu’à l’origine il a
étudié ces images dans un but principalement pédagogique (suite à la création
d’une classe patrimoine : « Chartres, vivre le Moyen Âge ») ;
la visite de la cathédrale et la présentation des instruments de musique qui y
sont représentés sont en effet un bon moyen de faire connaître le contexte
médiéval à des élèves du primaire comme du secondaire. Une campagne de photo a également
été réalisée, profitant notamment des échafaudages des divers travaux de
restauration qui ont permis de faire des gros plans sur les instruments.
Néanmoins, il apparaît maintenant que certaines de ces photos doivent être
refaites par les luthiers eux-mêmes, certains détails n’étant pas visibles sur
les images de la première campagne.
Vitrail de saint Eustache |
Vièliste et joueur de tambourin carré |
Jubal jouant de la harpe, porche nord |
Le réalisme des
divers instruments représentés dans la cathédrale de Chartres est à
souligner ; lorsque les instruments sont parvenus à peu près intacts
jusqu’à nous, on peut en effet remarquer la finesse des détails (ouïes, cordes,
etc…) et l’utilisation de proportions qui peuvent être reprises presque à
l’identique pour la reconstruction comme l’a souligné Yves d’Arcizas (en
particulier pour les harpes tenues par Jubal et David sur les colonnettes du
porche nord). Pour la reconstitution des instruments à venir, l’idée a donc été
de respecter au plus près les modèles fournis par les images sculptées et
peintes, ce qui devrait offrir des instruments parfaitement jouables. Le projet
a ainsi évolué en même temps que la recherche ; on s’est par exemple rendu
compte que la sculpture contre la muraille sud qui a longtemps été appelée « l’âne
qui vielle » représentait, certes un âne, mais qui ne jouait pas de la
vielle à roue, mais bien d’une rote (ou harpe-psaltérion). Sont donc envisagés
pour le moment : un psaltérion (tenu par un Vieillard du portail sud), un
jeu de trois cloches et un monocorde (associés à la personnification de la
musique dans les arts libéraux au portail occidental) ; mais d’autres
instruments doivent également être reconstitués : un cornet à bouquin de
la clôture du chœur, une vièle en huit et une harpe peintes dans une rose sur
le mur intérieur de la tour sud (faisant partie des peintures mises au jour
très récemment) et la fameuse rote de l’âne ; d’autres projets suivront
certainement en fonction des fonds alloués à l’Instrumentarium de Chartres.
Berger jouant du frestel, portail royal |
Les instruments
à vent sont assez peu nombreux en comparaison des très nombreux cordophones
représentés dans la cathédrale (surtout sur la clôture du chœur). Pour le
frestel tenu par un berger à côté de la Naissance du Christ (portail
occidental), deux expériences ont été tentées : la réalisation d’un
frestel en bois à cinq trous et celle d’un frestel en terre cuite avec six
trous, après que l’on se soit rendu compte que le frestel du berger avait été
endommagé sur le côté et qu’un sixième trou était certainement sculpté à
l’origine. Si les deux frestels sonnent, celui en terre cuite est un peu grand
et peu maniable et la question posée par Xavier Terrasa est celle du jeu
musical de ces instruments : était-ce de véritables instruments de
musique ? Ou des instruments utilisés comme signal sonore pour les animaux
notamment ? Et comment utiliser aujourd’hui cet instrument dans un
ensemble de musique médiévale ? Cette fonction de signal sonore semble
d’ailleurs attachée aux aérophones représentés à Chartres, puisqu’il y a les
trompettes du Jugement Dernier tenues par des anges au portail sud, la corne de
chasse sur le vitrail de saint Eustache, un autre cor joué par un centaure sur
une colonnette extérieure du portail occidental, etc…
L’instrumentarium
de Chartres est aussi un ensemble de musique médiévale instrumentale et vocale
constitué de Xavier Terrasa (direction artistique et instruments à vent),
Domitille Vigneron (vièles), Françoise Johannel (harpes) et Maxime Fiorani
(percussions). L’idée étant bien entendu de jouer avec les instruments de
musique reconstitués d’après les sculptures et peintures de la cathédrale de
Chartres (qui sont conservés dans une vitrine au Musée des Beaux Arts de
Chartres entre chaque concert), mais également de privilégier un répertoire chartrain,
avec des pièces de Fulbert de Chartres, Pierre de Dreux, Guillaume de Ferrière,
vidame de Chartres. Xavier Terrasa transcrit ainsi plusieurs pièces notées dans
divers manuscrits, notamment le Calixtinus, le Cangé, le Florence Conv. Soppr.
F III 565, et autres, afin que l’ensemble puisse les interpréter en concert.
Fulbert de Chartres, f. 33v°-34 |
Jean-François
Goudesenne a présenté le travail de restauration des manuscrits chartrains
comportant de la notation musicale par l’IRHT. Tout d’abord, on peut remarquer que
la tradition musicale à Chartres est assez ancienne, puisque l’on y trouve des
livres de musique dès le IXe siècle ; d’autre part, la ville
semble avoir développé une singularité qui s’exprime notamment par une notation
musicale spécifique, que l’on pourrait qualifier de « chartraine »
sans toutefois parler d’école régionale. En effet, la notation qui est visible
dans les manuscrits aux alentours de 900-930 (Musica Enchiriadis, Graduel
en notation « bretonne ») présente des influences provenant de Laon
et d’Aquitaine, plutôt que d’Île-de-France, pourtant plus proche d’un point de
vue géographique. L’ère culturelle de Chartres se démarque également de celle
de Tours. Si les échanges de modèles culturels et la circulation des idées est
évidente à l’époque et contredit la notion figée d’écoles régionales, il est
cependant remarquable que Chartres se positionne différemment et adopte une
part d’originalité non négligeable, comme le montrent les travaux d’Yves
Delaporte, dans l’entre deux guerres, renouvelés récemment par l’ouvrage de
Margot Fassler, The Virgin of Chartres
(2008). L’évêque Fulbert de Chartres a d’ailleurs été (à partir de 1028) l’un
des acteurs de cette originalité en composant entre autres l’office de
Saint-Gilles et en accordant une grande importance au culte marial (répons
Stirps Jesse, qui sera par la suite intégré au Magnus Liber organi, fin du XIIe
siècle). Ainsi, le déroulement de la liturgie à la cathédrale de Chartres semble
plutôt singulier et ne peut pas être rattaché à un réseau de cathédrales, à la différence
par exemple du « groupe » Reims-Laon-Meaux-Soissons (c’est néanmoins
aussi le cas de Rouen qui a développé une liturgie spécifique). Cette idée de
« modèle chartrain » est également visible dans la notation musicale
avec l’importance de la couleur verte (ligne indiquant le fa), à côté du trait de conduite rouge ; or, le vert est aussi très
présent dans les vitraux de la cathédrale. Vers 1180, un profil régional
chartrain dans la notation musicale est clairement repérable, ainsi qu’une certaine
apogée de la production chartraine de manuscrits vers 1200.
Fragment d'un manuscrit chartrain, AD 28 |
Pour la
reconstitution virtuelle de la bibliothèque médiévale de Chartres, les travaux
du chanoine Yves Delaporte en 1929 sont particulièrement précieux (Les manuscrits enluminés de la bibliothèque de
Chartres, Société Archéologique d’Eure-et-Loir), puisque certains
manuscrits ont été très abîmés voire complètement détruits par les
bombardements de la seconde guerre mondiale. Les descriptions très précises de
Delaporte, permettent ainsi de se faire une idée des enluminures présentes dans
les manuscrits qui ont disparu. Des travaux de restaurations sont cependant à
l’œuvre sur ces manuscrits ou fragments chartrains par l’IRHT, ainsi que des
études spécifiques. En ce qui concerne l’iconographie musicale, on en trouve
quelques exemples dans les manuscrits de Chartres : David jouant de la
harpe accompagné d’un vièliste dans l’initiale B d’un fragment très abîmé de
cette grande bible manuscrit 139 (qui comportait également un roi David tenant
une harpe dans un arbre de Jessé), un groupe de chantres au lutrin dans le
manuscrit 168, des sonneurs de cor dans le manuscrit 2391 conservé à la BM de
Troyes, etc… Images rappelant, pour les plus anciennes, le style des vitraux de
la cathédrale par leurs couleurs et leurs mises en scène.
Fragment du ms. 139 |
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