Chapelle Scrovegni, Padoue, vue du chœur |
Une chapelle en forme de motet ? Giotto et Marchetto à l'Arena de Padoue
Bernard Vecchione
• Résumé de l'intervention:
Dans une
perspective d’ouverture réciproque entre histoire de l’art et musicologie,
Bernard Vecchione choisi de travailler sur les relations entre deux œuvres
contemporaines : les fresques de Giotto dans la chapelle des Scrovegni à
Padoue et le motet Ave regina celorum
de Marchetto da Padova (ms. Canonici Class. Lat. 112, folii 61v°-62v°, Oxford
Bodleian Library) que l’on considère souvent comme le motet de dédicace de la
chapelle, quoique l'hypothèse ait pu être contestée. Des correspondances entre la composition musicale et la chapelle ont
déjà été pointées, mais il convenait d’aller plus loin dans l’analyse des relations entre les fresques de Giotto et le motet de Marchetto et la compréhension de l'événement anthropologique complet qui relie à l'époque gothique édifice de culte, décor, musique et liturgie dans un seul et même espace. L'intervention de Bernard Vecchione s’agence en trois moments. Il commence par
une rapide description de la chapelle des Scrovegni et du motet de
Marchetto ; puis rappelle les principaux éléments de la musicographie
du motet de Marchetto qui conduisent à l’examen de ses relations avec la
chapelle des Scrovegni ; et ajoute de nouvelles pistes de lecture qui
renforcent l’idée que motet et chapelle se renvoient l’un l’autre au sein
d’un même événement culturel dicté par l’anthropologie scolastique.
Enrico Scrovegni et Altegrado de' Cattanei |
La
chapelle des Scrovegni (appelée aussi église de l’Arena) à Padoue a été
construite entre 1300 et 1303, et consacrée en première dédicace à la Vierge de
l’Annonciation ; le 25 mars 1303, à la fin des travaux. Puis Giotto fut engagé pour
la décoration à fresques de l’intérieur de l’édifice qu’il a acheva en 1305,
date de la seconde dédicace qui se précisa en « Sainte-Marie de la Charité
de l’Annonciation ». Un vaste programme iconographique dote la chapelle d'une élévation tripartite. Au sommet une voûte étoilée est percée de 10 médaillons
à l’effigie d’une Vierge à l’Enfant, du Rédempteur, de saint Jean-Baptiste et
de 7 prophètes, et ceinte de 3 bandeaux de 11 figures bibliques chacun ; en
intermédiaire, du chœur au revers de la façade et tout autour des deux murs de
la nef, un cycle des Vies de Joachim et Anne, de la Vierge et Christ, se
déploie en 40 scènes ; en soubassement, parmi des panneaux de faux marbre, 14
allégories en grisaille de Vertus et de Vices. La composition du cycle des Vies
est chronologique ; elle commence en haut du mur Sud côté chœur par la
scène de Joachim chassé du temple et, parcourant en trois cercles successifs
les murs de la chapelle, s’achève en revers de façade par le Jugement
Dernier. Enrico Scrovegni, riche marchand et commanditaire de la chapelle s’est
fait représenté par Giotto au pied de la croix dans la scène du Jugement
dernier, remettant une maquette de sa chapelle à la Vierge entourée de deux
Anges, en compagnie d’un religieux, ermite de l’ordre des Augustins, que l’on a
identifié à l’archiprêtre de la cathédrale de Padoue et chapelain privé des
Scrovegni à l’Arena : Altegrado de’ Cattanei.
Détail du folio 61v°, ms. Canonici Class. Lat. 112 (c) Bodleian Library, Oxford |
En 1974, Alberto Gallo, dans sa présentation du motet
fait état de deux premiers hypotextes : la signature <MARCVM
PADVANVM> en acrostiche du duplum,
et en acrostrophe (au début de chaque strophe) du triplum, les quinze paroles de la prière mariale, qui, selon saint
Luc forment la totalité du message de l’Annonciation transmis par l’Ange
Gabriel à Marie. Bernard Vecchione rappelle au passage l’importance dans
ce motet de Marchetto du chiffre 15, chiffre de la Vierge recevant
les 15 paroles de l’Ange, que l’on retrouve dans l’agencement en 15
strophes du poème de la voix de triplum,
mais tout autant dans la composition en 15 syllabes de chacune des strophes,
dans les 15 notes du color
<Joseph> du ténor de Marchetto, et le fait que la Vierge de
l’Annonciation est le quinzième panneau du cycle des Vies de Giotto. En
remarquant que la seule strophe du triplum
qui fait entorse à la construction régulière du poème est la quatrième,
celle qui commence par la parole <Plena> et dont le premier vers est
hypercatalecte (un vers comportant une syllabe de plus), il insiste sur le rôle
clef de ces entorses à la prosodie dans le motet médiéval pour inscrire du
sens et rapproche cette incongruïté des remarques de Daniel Arasse sur les
tableaux quoique plus tardifs d’Annonciation du XIVe et du XVe
siècle. Aux deux
hypotextes découverts par Gallo, Robertson en suggère un troisième. Dans le matériau
rimique du triplum, <-Orum> /
<-Ella>, elle remarque le nom de Joseph inscrit comme en filigrane par
ses deux voyelles accentuées (O et E).
Marie se rendant dans la maison des parents de Joseph |
En 1999, Eleonora Beck émet l’hypothèse d’une
correspondance entre le motet de Marchetto et les fresques de Giotto. Par
exemple, Marie est représentée après son mariage traversant Jérusalem pour
entrer dans la maison des parents de Joseph ; celui-ci n’est pas présent,
mais il est évidemment suggéré, de la même façon qu’il est présent en filigrane
du texte du triplum du motet.
Eleonora Beck tente alors d’établir des liens entre le ténor du motet et le
cycle peint des vies (de Joachim, Marie et Jésus) en proposant d’établir une
correspondance terme à terme entre chaque mensura
du ténor et chaque panneau du cycle des Vies de la chapelle. À partir
de là, Bernard Vecchione se demande si la méthodologie de Beck est correcte.
Les panneaux narratifs sont au nombre de 40, cependant Beck travaillant d’après
la transcription de Gallo qui comporte (à tort) pour le ténor 39 mensurae, décide de ne pas prendre en
compte la représentation du Jugement Dernier au revers de la façade. Bernard
Vecchione corrige cette erreur en soulignant que le motet noté dans le
manuscrit comporte bien 40 mensurae.
Si les correspondances peuvent être mises en évidence, on peut alors supposer
que le motet serait effectivement un motet de dédicace, dont la fonction était
de chanter l’image de l’édifice consacré. Il convient de considérer l’édifice
comme un élément appartenant à un tout comprenant des images, mais aussi de la
musique, une liturgie précise, ainsi qu’une paraliturgie particulièrement riche
puisque l’existence d’un mystère de l’Annonciation sur le parvis est attestée à
la même époque.
Bernard Vecchione propose alors de pousser plus loin
la comparaison entre le motet de Marchetto et les fresques de la
Scrovegni. Sur le mur sud, au bas de la croix, Giotto a peint un
médaillon avec saint Augustin face à deux livres ouverts. Celui de gauche
comporte de la pseudo-écriture, mais sur celui de droite il est possible de
lire l’Ave Maria ainsi qu’un texte de
laudes (peut-être d’origine franciscaine) en langue vernaculaire. Peut-être
faut-il y voir un lien avec l’image de Cattanei à côté de Scrovegni, ainsi que
l’indice de sa probable contribution au programme iconographique de la
chapelle. Les trois panneaux à gauche du chœur avec Marie
entrant dans la maison des parents de Joseph à Jérusalem, la Pentecôte et Jésus
chassant les marchands du temps, évoquent à Bernard Vecchione les cascades de
renvois à l’Alléluia comportant le mélisme de Joseph en color du motet. Dans la correspondance entre chapelle et motet,
Bernard Vecchione va plus loin qu’Eleonora Beck en proposant de voir dans les
tessitures des voix du motet un reflet de l’élévation tripartite de la chapelle
(l’élévation elle-même induisant la polyphonie) ; ainsi, comme dans un
dispositif scolastique, on aurait en soubassement la terre (duplum, signature du compositeur), en
intermédiaire le cycle des Vies (ténor, clausule d’Alleluia) et la voûte céleste
(triplum, message de l’Annonciation).
De même qu’il voit dans l’agencement isorythmique du ténor (un premier énoncé
du color, A, sa reprise complète, B,
et sa reprise tronquée, C), un lien avec les trois temporalités cosmologiques
de la scolastique : tempus, aevum et aeternitas ; comme il voit dans l’organisation interne de la talea de Marchetto (une séquence de
valeurs en première moitié, sa rétrogradation en seconde moitié), un lien
avec les deux temporalités éthiques de la scolastique : impietas, pietas. Le mot <Pi-a> enjambe au triplum entre les deux (m.3-4) ; de même que dans les sections
équivalentes du cycle des Vies de Giotto se manifeste la piété d’Anne et celle
de Joachim (scènes 3 et 4). Le ténor coloré doté d’une force narrative
correspondrait alors aux 40 panneaux des vies, intermédiaires entre le ciel et
la terre (y compris dans l’espace de la chapelle), le duplum (grave) renvoyant à la terre et aux panneaux des vices et
des vertus (écartés jusqu’à présent des correspondances) et le triplum (aigu) à la voûte étoilée
peuplée de figures bibliques de la chapelle. Outre ces liens généraux, Bernard
Vecchione remarque des correspondances précises entre les panneaux et les
énoncés successifs du color et de la talea dans le ténor. À chaque énoncé
complet du color correspondent trois
énoncés de talea, les deux premiers
complets, le troisième tronqué. La section tronquée trouve aussi un écho dans
les fresques qui conduisent à la naissance du Christ puis au chemin de croix.
De même que la section terminale (CVII, m.35-40) correspondrait aux six
derniers panneaux, de la Crucifixion au Jugement dernier. Chaque mensura du ténor fonctionnerait en
miroir avec chaque panneau de Giotto, réalisant ainsi une « isorythmie
picturale » avec les mêmes enjambements et les mêmes retournements que
dans le motet de Marchetto.
Allégorie de la Justice |
Alors que les panneaux des vices et des vertus
n’avaient pas été étudiés en analogie au motet, Bernard Vecchione associe le duplum, qui comporte quatorze vers
disposés en sept distiques, aux quatorze allégories formant sept couples de
vices et de vertus. Chez Giotto, ces allégories sont effectées de textes :
nom des allégories et courts poèmes en glosant la signification. Ces
inscriptions seraient-elles des sortes de « sous-texte » comme on
peut en trouver dans le motet ? En effet, outre les trois hypotextes
découverts par Gallo et Robertson, Bernard Vecchione a mis en évidence cinq
autres hypotextes dans le motet. En acrostiche terminal du triplum on peut lire le nom abrégé de Marie (M.A.). De même que
dans le matériau rimique du duplum on trouve, en parallèle avec les
noms de Joseph et Marie du triplum,
les monogrammes d’Enrico Scrovegni (E.S.) et Cattanei (C.A.), ce qui pourrait
être compris comme une façon de présenter l’œuvre au commanditaire et à celui
qui a imaginé le programme musical et iconographique.
Il ajoute que la polysémie marque de nombreuses œuvres
de cette époque. Dans le manuscrit, des points articulent d’ailleurs la
notation du texte, et ceux-ci semblent correspondre à des zones de
signification : quatre pour le triplum,
trois pour le duplum. D’où son idée
de rechercher sous le texte des poèmes du motet de Marchetto les noms en
« motets » des Vertus de Giotto. Dans l’orthographe des inscriptions
des panneaux peints, on remarque des particularités qui semblent correspondre
aux mots brisés du duplum ; par
exemple le mot « IUSTI-CIA» est séparé en deux avec le préfixe signifiant
et le suffixe abstrait, or les mots brisés du motet le sont souvent entre le
sens et l’abstraction. Les noms des vertus peuvent également être trouvés à
l’intérieur des zones de texte séparées par les points en commençant par la
voix de triplum. Mais l’inscription
est plus complexe pour la voix de duplum,
où Marchetto s’éloigne alors des thèses franciscaines de Giotto (la Foi avant
la Charité) pour inscrire le noms des vertus théologales en boustrophédon (de
la justice terrestre à la justice de la Mère de Dieu). Enfin, une anagramme des acrostiches du duplum (<MARCVM PADUANVM> et
<E.S> sept fois répété) dit la prière d’Enrico au Christ Juge et permet
de mieux comprendre son état d’esprit et de celui qui certainement imaginé le
programme liturgique de la chapelle et du motet : Cattanei.
Bernard Vecchione conclut son intervention en posant le problème de la nature du motet de dédicace : double (comme on l’a trop souvent imaginé depuis les travaux de Charles Warren sur le Nuper rosarum flores de Du Fay), ou glose de l’édifice consacré ? Si, sur la foi des ressemblances entre ce motet composé par Marchetto et la couverture à fresque par Giotto de la Scrovegni, on peut raisonnablement penser que cette pièce de Marchetto est bien le motet de dédicace de la chapelle, il y a cependant entre motet et chapelle des dissemblances qu’on ne peut négliger et qui montrent que ce motet a une fonction plutôt de glose que de copie littérale de la chapelle à consacrer. Il nous faut par ailleurs tirer leçon de la réciprocité de la construction isorythmique entre cycle des Vies et ténor du motet. Si le motet reproduit la construction isorythmique du cycle des Vies de Giotto, celui-ci se construit selon la forme d’un motet isorythmique en dispositif « à l’italienne », laissant penser que les liens avec la scolastique du XIIIe siècle sont forts dans les deux œuvres et que ceux-ci montrent que l’idée d’isorythmie était déjà dans les esprits dès la première décennie du XIVe siècle, tant chez les musiciens que chez les peintres mêmes. L’ornementation de la chapelle et la composition du motet vont de pair pour constituer une glose de la liturgie de l’Annonciation. La collaboration des deux artistes, Giotto et Marchetto, paraît également évidente, avec l’intervention clef de Cattanei en « maître d’œuvre » du programme de l’événement.
Bernard Vecchione conclut son intervention en posant le problème de la nature du motet de dédicace : double (comme on l’a trop souvent imaginé depuis les travaux de Charles Warren sur le Nuper rosarum flores de Du Fay), ou glose de l’édifice consacré ? Si, sur la foi des ressemblances entre ce motet composé par Marchetto et la couverture à fresque par Giotto de la Scrovegni, on peut raisonnablement penser que cette pièce de Marchetto est bien le motet de dédicace de la chapelle, il y a cependant entre motet et chapelle des dissemblances qu’on ne peut négliger et qui montrent que ce motet a une fonction plutôt de glose que de copie littérale de la chapelle à consacrer. Il nous faut par ailleurs tirer leçon de la réciprocité de la construction isorythmique entre cycle des Vies et ténor du motet. Si le motet reproduit la construction isorythmique du cycle des Vies de Giotto, celui-ci se construit selon la forme d’un motet isorythmique en dispositif « à l’italienne », laissant penser que les liens avec la scolastique du XIIIe siècle sont forts dans les deux œuvres et que ceux-ci montrent que l’idée d’isorythmie était déjà dans les esprits dès la première décennie du XIVe siècle, tant chez les musiciens que chez les peintres mêmes. L’ornementation de la chapelle et la composition du motet vont de pair pour constituer une glose de la liturgie de l’Annonciation. La collaboration des deux artistes, Giotto et Marchetto, paraît également évidente, avec l’intervention clef de Cattanei en « maître d’œuvre » du programme de l’événement.
• Ouverture de la recherche (avec les interventions de Frédéric Billiet et d'Isabelle Marchesin) :
Le Moyen
Âge est un contexte marqué par la réécriture et la glose permanente. Pour
comprendre la signification profonde des images, de la musique et des textes il
convient de s’en remettre à une « lecture libre » en ayant à l’esprit
l’intention de l’auteur, de l’image et du spectateur de l’époque. Le lien entre
destinataires et œuvres étant d’autant plus important que ces œuvres étaient
justement capables de s’adresser à différents destinataires qui en avaient des
lectures plus ou moins profondes et subtiles.
Le lien
entre musique et image dans un édifice religieux du Moyen Âge ne doit pas être
négligé et, de fait, il n’est pas si étonnant de trouver des interactions entre
des œuvres de différentes natures.
Frédéric
Billiet indique que les compositeurs ont parfois un temps de retard sur les
théoriciens, des éléments issus de la scolastique du XIIIe siècle sont
de fait encore visibles tant chez Cattanei que chez Giotto et chez
Marchetto, tout en marquant déjà chez eux une évolution qui sera
sensible dans la scolastique tardive du XIVe siècle.
La
problématique de l’opposition entre herméneutique et épistémologie est soulevée
dans le cadre d’une méthode de recherche. Bernard Vecchione précise qu’il ne
cherche pas à démontrer, mais à mettre en évidence la densité symbolique de deux
œuvres que l’on peut lier. D’autant plus à une époque où les compositions
musicales deviennent si complexes qu’elles dépassent les facultés mnémoniques
et doivent être « incarnées » non seulement par l’écriture, mais
aussi peut-être par des dispositifs architecturaux et iconographiques.
Welleda Muller
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