La harpe médiévale et l’interprète moderne : sources,
reconstruction, accordages.
Benjamin Bagby
Benjamin Bagby est l’un des interprètes
majeurs de la musique médiévale. Il nous offre ici son regard en tant que
chanteur et harpiste. Depuis plusieurs années, il s'intéresse à la présence de
la harpe dans les sources médiévales (iconographie, textes, fragments
d'instruments issus de fouilles archéologiques).
Commentaire du
Psautier par Cassiodore,
Durham, Cath.
Lib., ms. BII.30, f 81v
|
La représentation de la harpe dans l'iconographie médiévale
(enluminures de manuscrits entre autres) est aujourd'hui l'une des sources
principales d'information. On peut ainsi observer une évolution de la facture
de la harpe au fil des siècles. Dès le deuxième quart du VIIIe
siècle, une enluminure du roi David jouant de la harpe apparaît dans le Psautier dit de Cassiodore.
L'instrument possède alors peu de cordes, six ou sept, toutes de même longueur. La harpe est fixée avec une lanière autour d’une main, ce qui
permet à l’instrumentiste d’utiliser ses deux mains pour jouer. Le Psautier de l'Abbaye de Soissons,
également du VIIIe (783 – 795), nous montre cette fois un instrument
de forme triangulaire, doté de neuf cordes de même longueur. Un siècle plus
tard, en l'an 800, une enluminure du Psautier
dit Vespasien nous montre le roi David jouant d’une harpe de la taille
de son thorax, avec six cordes de même longueur. En plus de sa main droite, le
roi David utilise également sa main gauche. Celle-ci joue derrière la harpe,
peut-être dans une volonté d’assourdir le son. Au début du IXe
siècle, entre 820 et 830, une enluminure du Psautier d'Utrecht nous montre deux
harpes de facture différente ; à gauche, une harpe triangulaire plus
ancienne et à droite, une harpe plus grande et plus tardive.
La notion d’accordage de la harpe
apparaît à la fin du Xe siècle. On peut ainsi observer, dans le
Psautier de Milan, une représentation du roi David accordant sa harpe de cinq
cordes avec une clé. Plus tard, le moine Hucbald évoque cette question de
l’accordage dans un manuscrit du XIe siècle : une harpe est
représentée avec six cordes, sur chacune d’elle est indiqué « T » (ton) ou « S
» (demi-ton). On obtient l’accordage suivant : TTSTT. Les syllabes d’un
chant grégorien sont placées sur les cordes. On obtient ainsi une sorte de
tablature où l’instrument est utilisé pour visualiser les sons. Toutefois, nous
ignorons si cet accordage était généralisé ou s’il était propre au milieu
monastique où il était utilisé. Les cordes de harpe telles que nous les
connaissons aujourd’hui (cordes graves plus longues que les cordes aiguës)
n’apparurent qu’aux Xe/XIe siècles. Auparavant, les
cordes de l'instrument étaient de même longueur. A la fin du XIe
siècle, le Lectionnaire de Reichenau nous montre le roi David jouant d'une
harpe triangulaire, où les cordes sont de longueurs différentes.
L'étude des
textes médiévaux est également une source importante d'information. Le
manuscrit de Beowulf datant du début du XIe siècle (mais renfermant
probablement des textes du VIIIe siècle transmis par tradition
orale) nous donne des informations quant à l'utilisation de la harpe à cette
époque : « […] là, s'élevait le son de la harpe », ou encore
« s'élevèrent chant et musique […], le jeu du plaisant bois de la
harpe ». Dans un manuscrit Islandais du VIIIe siècle, on
retrouve des informations quant à la technique de jeu : « […] de ses
mains, touchait les cordes de la harpe ». Dans cette Edda poétique
(Atlakvida 32), les mots confirment les images : les deux mains servaient
au jeu. Aux environs de 1050, dans le Sextus
Amarcius Gallus postratus (Sermones,
Speyer), on retrouve des informations quant à la facture de
l'instrument : « […] il posa ses affaires, et tira sa lyre de son
étui en cuir de bœuf. », « […] il laissait courir ses doigts sur les
cordes en boyau de mouton. », « […] mélodieuses, elles sonnaient
tantôt avec douceur, tantôt bruyamment, et il les accordait souvent à la
quinte. ».
Reconstitution
de la harpe retrouvée
sur
le site mérovingien
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Il ne nous reste aujourd’hui que peu
de harpes du Moyen Age. Quelques fragments ont été découverts lors de fouilles
archéologiques et sont conservés dans les musées. Ces fragments constituent une
base pour reconstruire ces harpes disparues. Ils témoignent de la facture de
l'instrument à cette époque. Monsieur Rainer Thurau est passé maître dans l’art
de la reconstruction de ces harpes. En 1985, il a ainsi reconstitué une harpe
historique à partir de fragments du VIIIe siècle trouvés lors de
fouilles archéologiques à Oberflacht, en Allemagne. Il s’est appuyé pour cela,
entre autres, sur les fragments trouvés, leurs analyses chimiques et sur les
images des manuscrits de l’époque. Il a également reconstitué une harpe datant
de 580, découverte dans la ville de Trossingen (Forêt Noire, Allemagne) en
2001, dans un tombeau mérovingien. La harpe découverte à Trossingen nous est
parvenue intacte grâce à la composition chimique du sol. Cette harpe
est
couverte de dessins gravés présentant des défilés de guerriers au recto, et des
motifs de tresses ornementales au verso. Cette découverte a permis aux
chercheurs, ainsi qu'aux musiciens, de rendre compte de la facture de
l'instrument médiéval, mais aussi de son jeu. Ainsi, deux trous apparaissent
sur les bras de l'instrument ce qui semble confirmer l'usage de la lanière qui
libère les deux mains pour le jeu. Des résidus de cuir ont été trouvés lors des
fouilles, venant soutenir cette hypothèse.
Harpe réalisée
par Thurau
|
Toutes ces
recherches pluridisciplinaires, permettent aujourd'hui au musicien de se
rapprocher de la performance dite « historiquement informée ». En
s’appuyant sur toutes les informations issues de l’étude de l'iconographie, des
textes, de l’archéologie, ou de la reconstitution, on peut aujourd'hui affirmer
que plusieurs techniques de jeu sont possibles pour la harpe médiévale :
main droite seule, main droite et pouce de la main gauche sur deux cordes, les
deux mains, ensembles ou la main gauche étouffant les sons. Mais, si les
techniques de jeu sont plurielles, qu'en est-il des limites de
l'instrument ? C'est là que la question de l'accordage est très importante.
Benjamin Bagby a pu déceler, avec les traités, mais aussi avec sa propre
expérience du répertoire, plusieurs manières d'accorder l'instrument. Tantôt à
la quarte, à la quinte, tantôt en octave entre la note la plus aiguë et la note
la plus grave, donnant ainsi des possibilités différentes selon les besoins
musicaux. Pour un répertoire, tel que celui de Beowulf, le jeu nécessite un
accordage confortable et très stable, car cette épopée dure environ quatre
heure et demie. D'autre part, il ne faut pas oublier que les conditions de jeu
aujourd'hui sont très différentes de celles de l'époque. Ainsi, pour le
musicien moderne, des concessions à la modernité sont presque obligatoires dans
la reconstruction des instruments. En effet, les dimensions des salles de
concert actuelles requièrent des instruments plus sonores. Ceci va avoir une
incidence sur le choix des cordes : l’interprète moderne peut souhaiter
s’orienter vers des cordes synthétiques plus stables (nylon, nylgut) et non
plus en boyau. Un instrument plus solide offrira également une meilleure
stabilité et sonorité. Le luthier Rainer Thurau a ainsi réalisé une harpe
historiquement informée mais également adaptée aux conditions actuelles de
concert, plus large, en érable et avec des cordes en nylgut (synthétiques, mais
plus proches du boyau).
Isalyne
Delabrousse & Pauline Djian
étudiantes en Master 2 musicologie
- MARCHESIN, Isabelle, L’image organum, La représentation de la
musique dans les psautiers médiévaux 800-1200, Brepols, 2001.
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