mercredi 7 mai 2014

Compte rendu du colloque « Restitution du son, l’instrumentarium du Moyen Âge », Paris-Chartres, 25-26 avril 2014

Issu de la réflexion commune de chercheurs musicologues, historiens de l’art, anthropologues et ethnologues et de luthiers et de musiciens spécialistes de la musique médiévale, ce colloque a pu voir le jour grâce à l’action conjointe des associations l’Instrumentarium de Chartres, les Amis du Musée de la Musique de Paris, l’Apemutam et le projet ANR Musiconis.

La session parisienne est introduite par Eric de Visscher, Directeur du Musée de la Musique, qui rappelle les missions d’un musée consacré aux instruments de musique : la restauration des instruments, mais aussi la restitution du son, le travail de pédagogie autour de la musique ancienne et la réflexion scientifique des spécialistes des questions organologiques et sonores ; il précise également l’importance de la collaboration entre ces spécialistes pour préserver un patrimoine immatériel.

Luc Charles-Dominique (Université de Nice-Sophia-Antipolis) est le premier à intervenir sur la question anthropologique de la symbolique du sonore au Moyen Âge. Le binarisme des catégories des instruments hauts et bas (concernant le volume sonore) est apparu au XIe siècle et a la particularité de rester ensuite très stable jusqu’à la Renaissance, voire même jusqu'à l’époque Baroque. Cette catégorisation symbolique est intéressante car elle opère une sorte de renversement : le haut devient ”négatif” car se référant à des instruments bruyants, et le bas devient ”positif” dans la mouvance de la valorisation du silence dans la liturgie par divers ordres religieux. Mis à part l’orgue et la flûte douce, la majorité des instruments à vent sont ”hauts” et les instruments à cordes sont ”bas” (dotés en outre d’une symbolique christique très importante) ; le binarisme entre haut et bas se révèle alors un binarisme entre la corde et le vent.

ms. 246D, BM Charleville-Meziere
Frédéric Billiet et Isabelle Marchesin (Projet ANR Musiconis) prennent ensuite la parole pour parler de la notion de sonorité de l’image au Moyen Âge. Frédéric Billiet commence par expliquer la façon dont le système d’indexation du son de la base Musiconis fonctionne à travers différentes tables concernant la performance, l’organologie des instruments figurés, le son dans l’image et enfin les analogies. Isabelle Marchesin présente alors l’exemple de la lettrine B du manuscrit 246D conservé à la BM de Charleville-Mézières, qui recèle de nombreux détails et analogies signifiantes, et dont les proportions, à la fois simples et subtiles, montrent que nous sommes face à la description de la naissance du chant chrétien et du renouveau du monde.

Jean-Marie Fritz (Université de Bourgogne) aborde quant à lui les instruments de musique à travers les sources littéraires en langue d’oïl. Ils sont en effet presents de façons différentes : au sein d’une liste d’instruments (Le Remède de Fortune de Guillaume de Machaut), dans des descriptions concernant soit une performance musicale, soit l’instrument lui-même sans qu’il ne soit possible d’y trouver des détails organologiques probants, étant donné la fonction allégorique importante de ce type d’objet (Dit de la harpe de Guillaume de Machaut). Du fait des problèmes lexicaux qu’entrainent les dénominations d’instruments (qui ne sont par ailleurs pas décrit sprécisément) dans la littérature, il est difficile de se les représenter et de comprendre leur place dans la société ”réelle” du Moyen Âge. Quoi qu’il en soit leur évocation participe à la création d’un paysage sonore littéraire.

Nicolas Le Rouge, 1496

Spécialiste des danses macabres, Régine Carles (Apemutam et Association des danses macabres d’Europe) présente ensuite leur instrumentarium spécifique à la fin du Moyen Âge. Mis à part le ménestrel, qui est emporté comme n’importe quel humain par la mort, les instrumentistes figurés sont les squelettes eux-mêmes, entraînant les vivants dans une danse qui les conduira tous à la mort. Les instruments les plus fréquents sont certainement les instruments à vent (notamment la cornemuse) et les percussions (tambours), souvent joués en association (flûtet-tabor) ; mais on trouve aussi la vièle à archet et la vielle à roue, instruments ”populaires” et à fort volume sonore permettant de mener la danse.

ms. 24, BM d'Avignon

Welleda Muller (Max Planck Institute) poursuit sur l’instrumentarium ”en marge” du charivari au Moyen Âge. Si les véritables charivari tels qu’ils étaient pratiqués dans la société réelle de l’époque ne sont que peu représentés dans les images, l’instrumentarium déviant et imaginaire utilisé pour ces manifestations publiques a fait l’objet de nombreuses figurations, en particulier dans l’iconographie marginale : les marges de manuscrits et les stalles de chœur où ces instruments sont généralement l’apanage des animaux et des hybrides. On trouve ainsi des objets usuels utilisés comme des instruments, mais aussi un mésusage de véritables instruments et enfin un instrumentarium animal, dans le but de transgresser l’harmonie, de montrer un monde à l’envers qui cependant fait écho à la volonté normative exprimée par le désordre du charivari.
Musica, portail royal de Chartres


Olivier Féraud (EHESS, Apemutam) fait part de son expérience de luthier à travers l’exemple de la reconstitution d’un monocorde tenu par la personnification de l’art libéral de la Musique au portail royal de la cathédrale de Chartres. Selon lui, l’instrument évoquerait la musique spéculative (car il était privilégié pour la pédagogie) et il serait alors opposé aux autres instruments entourant la figure. Olivier Féraud présente ensuite son travail d’analyse des proportions et de reconstitution de ce monocorde, ainsi que d’un psaltérion tenu par un vieillard de l’Apocalypse au portail Sud. Des valeurs proportionnelles assez proches entre les deux instruments sont remarquables.


Lionel Dieu (Apemutam) évoque ensuite les résultats des fouilles du site de Charavines comportant plusieurs instruments ou éléments d’instruments. Laura de Castellet aborde le cas des cors en terre cuite, dont la portée était plus importante que celle des cors en métal et permettait donc de communiquer d’un château à l’autre à l’époque carolingienne dans la région Andalouse. Patrick Kersalé clos la première journée en abordant le cas particulier de l’instrumentarium figuré dans l’art Khmer aux XIIe et XIIIe siècles. Le contexte guerrier notamment est intéressant puisqu’il fait intervenir divers instruments "signaux sonores". Ce travail sur les images est indispensable étant donné la disparition quasi-totale d’un instrumentarium en matière organique dans un climat tropical. Couplé à un travail de prospection organologique en Asie, ces observations des représentations sculptées sur les temples ont permis de reconstituer trois instrumentarium différents, grâce aussi à la persistance de la tradition musicale dans ces regions.
Harpe de Saint-Jacques de Compostelle


Yves d’Arcizas (ProLyra) ouvre la session chartraine consacrée au travail de reconstitution de l’instrumentarium médiéval par les luthiers. Pionnier en la matière, le travail collectif sur les instruments représentés à Saint-Jacques de Compostelle dans les années 1989-1990, a servi de base à une réflexion plus large sur l’usage des proportions en général dans les images musicales médiévales. L’exemple des harpes est fascinant puisqu’il révèle que les tracés des sculpteurs médiévaux étaient à la fois d’une justesse et d’une simplicité extraordinaire, permettant alors leur reconstitution, non seulement d’un point de vue organologique, mais aussi harmonique. Le double carré est notamment une forme très stable pour les harpes qui va traverser tout le Moyen Âge et être encore en usage au XVIIIe siècle.
Denis Le Vraux (Apemutam) aborde quant à lui les instruments à vent et en particulier la reconstitution d’instruments en viscères, tels les cornemuses et les vèzes. Les vessies de porc et de vache font en effet d’excellents sacs auxquels on peut ensuite connecter un chalumeau, voire même un bourdon d’épaule. Le problème était de retrouver la recette permettant aux viscères de conserver souplesse et élasticité. Il s’avère que le frottement avec de la cendre opère une saponification à froid sur ces éléments qui peuvent ensuite être utilisés comme instruments de musique pendant de longues années et par différentes températures. Le procédé est d’ailleurs encore en usage (sous une forme modernisée) en Hongrie.

Laura de Castellet (Université de Barcelone) présente ensuite sa recherche sur l’instrumentarium et sur les questions de programmes iconographiques en Catalogne. Les traditions sont en effet mélangées dans cette région ce qui donne un instrumentarium riche et réaliste, mais représenté sous une forme orchestrale peu crédible pour l’époque. L’importance de la symbolique ayant trait au péché dans ces images est certainement la cause de cette accumulation d’instruments à vent et de percussions et de leur association fréquente avec la danse.
Giuseppe Severini (Secoli Bui) propose une reconstitution des rebecs et rebabs représentés sur les murs et les voûtes de la chapelle palatine de Palerme au XIIe siècle. L’exemple iconographique est très intéressant car il présente de fortes influences byzantines, iraniennes, islamiques et siciliennes ; les instruments y sont également variés et témoignent de ce mélange réussi. On trouve ainsi des rebecs à deux ou trois cordes, avec un manche plus ou moins grand ; une caisse avec table en bois ou en peau. Giuseppe propose plusieurs versions de ces instruments, avec la caisse en bois, mais aussi en terre cuite et la table en bois ou en peau. Tous ces instruments sont joués da gamba avec un archet également reconstitué d’après les peintures de Palerme.

S’ensuivent les actualités de la lutherie au sein de l’association Apemutam avec la reconstitution par Olivier Pont d’une cornemuse en viscère traitée avec de la glycérine et un tannin, dotée d'un doigté fermé. ; la reconstitution d’un cornemuse avec un sac en cuir et un hautbois pour l’Ensemble Joer dirigé par Xavier Terrasa ; et la construction de vièles en 8 sans touche, ainsi que d’une rote par les membres de l’ensemble Flor Enversa.

Une visite de la cathédrale de Chartres a ensuite été organisée par André Bonjour pour que chaque luthier montre son travail de reconstitution face aux images in situ. Yves d’Arcizas présente ainsi la harpe tenue par Jubal au porche nord, Olivier Pont la vièle du petit jongleur au portail royal et Nelly Poidevin a proposé une reconstitution de son archet disparu (ainsi que de l’archet tenu par le roi David dans la rose peinte du Narthex) ; Christian Rault montre la vièle piriforme à touche tenue par un vieillard de l’Apocalypse, toujours au portail royal ; Domitille Vigneron et Thierry Cornillon leur travail conjoint de reconstitution d’une vièle en 8 tenue par un autre vieillard sur le même portail ; Olivier Féraud présente le monocorde de la personnification de la musique au portail royal et le psaltérion tenu par un vieillard de l’Apocalypse du porche sud ; enfin Hubert Dufour conclu en montrant sa reconstitution d’une petite vièle assez ouvragée, tenue par un autre vieillard au porche sud.
ms. 36, B Mazarine, Paris

La dernière communication est celle de Myriam Serck-Dewaide (Institut Royal du Patrimoine Artistique, Belgique) sur la couleur des instruments de musique. Etant donné l’importance de la couleur au Moyen Âge, il est fort probable que les véritables instruments furent également polychromés du moins en partie. Les représentations d’instruments quant à elles, lorsqu’elles n’ont pas été décapées, le sont presque toujours (la polychromie étant particulièrement réaliste à l’époque gothique), avec notamment du vert pour animer les feuillages sculptés sur la caisse de certains instruments (organistrum de Saint-Jacques de Compostelle), de la dorure,notamment sur les harpes, et surtout une polychromie des animaux représentés sur les têtes de instruments (avec des traits noirs pour animer la figure, du rouge pour la bouche, etc.).

Pour conclure André Bonjour rappelle l’importance de la musique dans le patrimoine, mais aussi de la pédagogie avec le projet de création d’une classe de musique médiévale au conservatoire de Chartres. Le travail de reconstitution avec les luthiers se poursuit à Chartres avec la commande d’un triangle à trois anneaux, de trompettes, de nacaires avec fûts en cuivre et en bois, d'un organetto et d'un tintinnabulum. Une salle du futur centre d’interprétation de la cathédrale sera réservée à l’exposition de ces instruments lorsqu’ils ne seront pas joués par l’ensemble l’Instrumentarium de Chartres.



Welleda Muller

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