Recherches récentes en
archéo-lutherie : psaltérion, monocorde et vièle en huit. Usages, contextes et
techniques de jeu
Domitille Vigneron et Olivier Féraud
Domitille Vigneron et Olivier Féraud
Domitille Vigneron
(viéliste et chanteuse, luthière au sein de Flor Enversa) et Olivier Féraud
(luthier, musicien et chercheur) sont membres de l'ensemble Flor Enversa (ensemble spécialisé
dans les troubadours des XIIe et XIIIe siècles) et de
l'association Apemutam.
Lors du séminaire
du 14 mai 2014, deux musiciens de l'ensemble Flor Enversa ont présenté leur
approche de l’interprétation de la musique médiévale qui se situe au carrefour
de la pratique musicale, de la lutherie, de
l’archéologie et de l’iconographie. La démarche des musiciens-luthiers
de Flor Enversa est à la fois empirique et intellectuelle dans toutes les
étapes du travail qu’il soit scientifique, artisanal ou musical. Ces musiciens
fabriquent eux-mêmes leurs instruments et pour la reconstitution des
instruments anciens, ils utilisent des sources diverses comme l’archéologie musicale,
les traités de musique et
l’iconographie, principalement les sculptures et les miniatures
médiévales. Pour la pratique instrumentale et les modes de jeu, ils s’inspirent
souvent des travaux des ethnomusicologues observant les musiques traditionnelles
d’autres pays.
Dans la
première partie du séminaire,
Olivier Féraud a présenté son engagement dans le projet Instrumentarium de la Cathédrale de Chartres pour lequel il devait
reconstituer un psaltérion et un monocorde d’après les sculptures des portails de la Cathédrale. Le
monocorde sur le portail ouest est une
des plus anciennes sculptures de l’instrument et elle date du XIIe
siècle. Le psaltérion a été reconstitué à partir de sa représentation sur une
colonne du portail sud sculpté au XIIIe siècle. Ces deux instruments sont
actuellement conservés au musée des
Beaux-arts de Chartres.
Après avoir abordé
la problématique de la filiation de ces deux instruments et quelques autres
témoignages de leurs représentations, Olivier Féraud a proposé une lecture
iconographique de la sculpture qui se situe dans le portail royal de la
Cathédrale. Le luthier distingue deux
plans : d’une part, le carillon suspendu et le monocorde posé en arrière-plan
représentant la musique spéculative (musica
theorica) ; d’autre part la vièle et le psaltérion au premier plan
représentant la musique pratique (musica
pratica).
Olivier Féraud a ensuite montré quelques photos et
schémas des étapes de la fabrication du monocorde. Le fait que l’instrument
soit encastré dans le mur rendait difficile le calcul des dimensions et il
a d’abord fallu les calculer en prenant en compte le
rapport entre la taille de la sculpture et la taille réelle (1/3 :
proportion moyenne sur le portail royal) et les proportions respectives entre
les instruments et le buste du personnage musicien sur la sculpture. Les
mesures manquantes (la largeur notamment) sont calculées symétriquement d’après
les parties saillantes de la sculpture. A partir des dimensions établies, le
luthier obtient le tracé de l’instrument qui sert à fabriquer un patron en
carton. Ensuite arrive l’étape de la fabrication proprement dite : creuser
et sculpter le bois pour donner forme à l’instrument.
Avec une corde unique, quel pouvait être le rôle du
monocorde en tant qu’instrument de musique? Sur la sculpture, le chevalet
est placé au milieu de l'instrument et divise alors la corde en deux octaves.
Olivier Féraud a relevé quelques citations historiques pour illustrer des
emplois pédagogiques potentiels. Le monocorde pouvait servir de professeur
« muet » pour l’apprentissage et la lecture des chants, comme un
guide-chant plus efficace que la voix pour donner la note que l’on cherche ou
tout simplement comme un instrument de théorie musicale par excellence. La
corde est pincée à l’aide d’un plectre, terme dont l’étymologie pourrait
souligner, selon Isabelle Marchesin, le lien
entre la musique et l’écriture.
Le deuxième instrument présenté par Olivier Féraud est le
psaltérion représenté à Chartres dans la série
des vieillards de l’Apocalypse au
portail sud de la Cathédrale. L’instrument
reconstitué est taillé dans une seule pièce de bois de cerisier. La
longueur des cordes et l’accordage ont posé des problèmes nécessitant de
recourir au calcul des divisions du monocorde et Olivier Féraud a fait allusion
à une proportion « dorée » qui aurait pu intervenir dans la
proportion du tracé global du psaltérion.
Dans la deuxième partie du séminaire, Domitille
Vigneron a présenté des vièles en huit et autres vièles sans touche reconstituées
par l’ensemble Flor Enversa (co-réalisations Domitille Vigneron-Thierry
Cornillon-Olivier Feraud). Selon elle, la démarche de Flor Enversa est
différente de celle d'un luthier traditionnel qui va rechercher un certain son :
Flor Enversa reconstitue des instruments et les utilise avec leur son unique.
Il faut éviter les idées reçues, rester ouvert, expérimenter, découvrir et
jouer…
Elle met en perspective différentes vièles sans touche,
et montre des exemples sur chacune. Tout d'abord une vièle en huit,
instrument sans touche et généralement joué « da gamba ». Pour la technique
et la façon de jouer (« da gamba ») Domitille Vigneron s’inspire des
modes de jeu des instrumentistes des musiques traditionnelles du monde. Elle
applique deux techniques de pression sur la corde : le
« crochetage » ou la technique « glissée » inspirée des
musiciens du Rajasthan. Elle peut aussi utiliser le pouce.
Il est intéressant de noter que la très grande taille de
l'archet observée avec ces vièles en huit est très utile dans le jeu. Ces
vièles peuvent s'accorder selon différents registres, graves ou aigus, ce qui
change leur couleur. Les contextes de jeu observés sont variés.
Elle a ensuite
présenté deux autres types de vièles à archet sans touche:
- une vièle piriforme
(d'après un coffret de mariage de Vannes du XIIe siècle)
jouée à bras, à 3 cordes. Dans la position de jeu à bras, seul le jeu crocheté
fonctionne, les cordes étant hautes au dessus de la touche. Il en résulte un
timbre différent du jeu appuyé, plus suave et doux.
- un rebec (reconstitution d'après une sculpture sur XIVe
siècle du château de Puivert) : pour celui -ci, le choix a été fait de lui
donner une très légère courbe qui rend possible le jeu appuyé comme s'il y
avait une touche.
Il est intéressant de voir que ces instruments sans
touche sont très fréquents dans l'iconographie médiévale, et que cette absence
de touche n'est pas forcément un oubli. Il peut en résulter des sonorités et
modes de jeu différents qui viennent enrichir la palette sonore habituelle des
instruments avec touche.
Toutes ces études, à la fois pratiques et théoriques,
sont fondées sur des témoins visuels. Cette démarche interdisciplinaire donne
aux musiciens de Flor Enversa de nouvelles possibilités très intéressantes dans
l’interprétation de la musique médiévale.
Hanna Varkki & Anna Zakova
étudiantes en master 2 de musicologie
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