Une métaphore du chant dans un manuscrit prestigieux du XVe siècle Le bréviaire de Marie de Savoie (Chambéry, BM, ms. 4, c. 1430)
Sébastien Biay
Voir la
reproduction des enluminures du manuscrit ici.
Chantres au lutrin, fol. 385 (IRHT-CNRS). |
Le
rinceau végétal, tel qu’il apparaît dans cette enluminure, n’est pas absent des
(nombreuses) autres enluminures du manuscrit. Le motif revient notamment dans
une série de portraits de saints[1]. Il
est également présent dans plusieurs scènes bibliques[2], mais
on peut d’ores-et-déjà apprécier une grande différence qualitative dans la mise
en œuvre du motif : un trait plus épais sous le pinceau de l’enlumineur de
la scène des chantres donne au motif davantage de substance.
La
décoration de ce manuscrit prestigieux a été confiée à plusieurs mains[3]. Pour
autant, les différences que l’on peut observer dans l’ornementation végétale ne
résultent vraisemblablement pas de la division du travail. La décoration du
psautier, à laquelle appartient la scène des chantres, est attribuée en
intégralité au meilleur enlumineur du manuscrit, un anonyme appelé maître des Vitae imperatorum par les historiens de
l’art (en référence à l’ornementation du manuscrit Latin 131 de la
Bibliothèque nationale, qui contient l’œuvre de Suétone)[4]. Or
deux lettrines historiées incluses dans le psautier, et donc attribuées au même
peintre, sont ornées d’un rinceau végétal similaire à celui de la scène des
chantres, quoique sa mise œuvre affecte les différences énoncées précédemment.
L’enlumineur
du psautier a accordé une grande importance à l’espace dans lequel sont réunis
les sujets qui animent ses compositions. Les rayons de lumière émis par Dieu détiennent
un rôle majeur dans la scène où David joue du psaltérion sous l’inspiration de
Dieu, dans l’initiale du Beatus vir
(fol. 319 vo). La même configuration apparaît, sans jeu
instrumental cette fois, dans la lettrine historiée suivante : le D initial de Dominus illuminatio mea, où le Psalmiste fait signe vers son œil
pour exprimer le contact avec la lumière divine. La lumière de Dieu irradie
encore David plongé dans les eaux du désespoir (fol. 359, psaume 69),
elle descend en direction des musiciens qui célèbrent sa louange (psaume 80),
elle émane enfin de la Trinité, qui clôt la série des lettrines historiées du
psautier en illustration du psaume 109 (fol. 394 vo).
Les
trois autres lettrines historiées du psautier sont ornées du rinceau végétal.
Il s’agit du roi David, un doigt sur la bouche (fol. 346 vo), de l’Insensé
(fol. 353) et des chantres au lutrin (fol. 385). La voix humaine est
en jeu dans les trois cas. Il s’agit tout d’abord de l’initiale du
psaume 38, Dixi :
Custodiam via meas : « Je m’étais dit : « Je veillerai
sur mes voies (pour ne point pécher par la langue) » ». Puis vient
l’initiale du psaume 13, Dixit insipiens : « L’insensé a dit en son
cœur… ». Enfin, les chantres au lutrin ornent l’initiale du
psaume 97, Cantate Domino canticum
novum : « Chantez au Seigneur un cantique nouveau ».
En
quelque sorte, l’iconographie des lettrines du psautier se partage en deux
groupes. D’une part, les scènes où Dieu apparaît, irradiant de lumière. D’autre
part, les scènes où les hommes seuls sont visibles. De visuelle, la relation à
Dieu devient sonore, par le truchement de la voix. La voix est le moyen
permettant de communiquer avec Dieu, l’organe par lequel l’homme peut se
rapprocher de lui ou s’en éloigner, tel l’insensé, l’impie.
La
scène du silence de David est celle où le rinceau végétal est le moins
développé. La tige est tracée d’un trait fin, les enroulements sont peu
nombreux et les grands croissants situés à leur extrémité sont dépourvus de
points ; la scène des chantres, en revanche, est celle où il prend le plus
d’ampleur. L’espace dans lequel le motif se déploie est plus vaste. L’épaisseur
du trait et la présence de points confèrent au motif une forte présence dans
l’image. Celui-ci est très semblable dans l’enluminure de l’Insensé et dans
celle des chantres, à la différence près que dans le cas de l'Insensé sa
couleur jaune se détache faiblement du fond d’or de la lettrine selon une
formule qui reviendra plus loin dans le manuscrit, avec d’autres portraits.
Dans la scène des chantres, le rinceau végétal doré s’enlève sur un fond
pourpre.
L’ornementation
des fonds des lettrines du psautier se partage ainsi entre deux principaux
motifs[5]. La
lumière divine se diffuse sous la forme de rayons multiples partant du
médaillon doré où se tient le Père. Le rinceau végétal est en revanche conçu
comme un élément unique qui prolifère en se ramifiant (à noter que des
constellations de motifs plus petits gravitent autour des terminaisons les plus
fines). Il possède à l’égard de la lettrine à l’intérieur de laquelle il se
déploie une propriété singulière. À la différence de tous les autres éléments figuratifs
de ces lettrines, il est le seul qui n’en franchisse jamais le contour
intérieur, qui ne passe jamais derrière le bord interne de la lettre. La tige
principale du rinceau en épouse parfaitement sans jamais le toucher ni s’en
éloigner.
Cette
analogie formelle entre le rinceau et la forme de la lettre — elle-même signe
graphique d’un son — est remarquable. Or les mots dont ces lettres forment
les initiales appartiennent au champ sémantique de la voix (dicere, cantare). On formulera donc la thèse selon laquelle l’ornementation
végétale des trois lettrines est une métaphore de la voix humaine. Passons de
l’analyse à l’interprétation : la voix des personnages représentés dans
les trois lettrines — la voix silencieuse de David, la voix impie de l’Insensé,
la voix mélodieuse des chantres — engendre la lettre qu’elle exprime au moyen
d’une métaphore : le rinceau végétal. On comprend dès lors le caractère
simple du rinceau dans la scène du David silencieux : c’est une voix muette
qui est représentée ici, sans mot ni syllabe. Car il est vraisemblable que la
ramification du motif, avec ses terminaisons dotées de nombreux points, convienne
à l’évocation des syllabes et des mots — substance du son vocal.
Aucune
propriété formelle du rinceau végétal ne saurait assumer à elle seule le rôle
de métaphore de la voix. En revanche, ces différentes propriétés entretiennent
avec le sujet des images, la signification des lettrines et les autres
lettrines du psautier un ensemble de rapports qui réunissent au final les prémisses
d’un trope visuel.
Cette
rhétorique n’intervient pas ici gratuitement. Il est remarquable que la scène
de chant, qui accompagne l’évocation du cantique nouveau (canticum novum) et les acclamations en l’honneur de Yahvé[6] soit
le lieu d’une représentation — la seule du manuscrit — qui vise directement
l’usage de ce dernier : un groupe de frères franciscains s’adonnant au
chant liturgique[7].
Ainsi
est-il vraisemblable que le motif du rinceau végétal ait été investi, dans
cette scène particulière, d’un sens plus riche, plus extensible que pour les
autres images du manuscrit. Dès lors, on pointera la ressemblance qui existe
entre les points qui rythment les terminaisons végétales et l’écriture musicale
qui se déploie sur le livre de chant. Ou encore l’analogie possible entre les
circonvolutions du motif ornemental et le mouvement des mélismes, les montées
et descentes de la mélodie[8]. Nous
aurions ici affaire à un motif des plus banals ; un simple rinceau dont
les caractères formels, la position dans la scène, la prépondérance visuelle
dans l’image, le rôle partagé avec d’autres enluminures du psautier, auraient
été mis au service d’un discours métaphorique d’une grande élégance graphique,
le sublimant dans l’évocation du Cantique Nouveau.
Sébastien Biay
[1] Fol. 447, 450, 453, 455 ro
et vo.
[2] Fol. 45 : Nativité ; fol. 74 :
Adoration des mages ; fol. 443 : Présentation au Temple.
[3] Anne Ritz-Guilbert, « Le Bréviaire de
Marie de Savoie, un manuscrit à plusieurs mains », dans Des drôleries
gothiques au bestiaire de Pisanello : le bréviaire de Marie de Savoie,
Paris, CTHS-INHA, 2010, p. 75‑117
(L’art & l’essai, 8).
[5] Un troisième motif ondulé,
flammé, intervient dans la scène du désespoir de David (fol. 359).
[6] « Acclamez [donc] le
Seigneur [par] toute la terre, éclatez en jubilations et chantez, chantez le
Seigneur sur la cithare, mêlez la cithare aux sonorités du psaltérion, au son
des cors et des trompettes, poussez des acclamations en l’honneur du
Seigneur » (v. 4-6). Traduction d’après Jérôme de Stridon, Vulgate : Les Psaumes,
éd. Louis Pirot et Albert Clamer, La sainte Bible : texte latin et
traduction française d’après les textes originaux avec un commentaire
exégétique et théologique, Paris, Letouzey et Ané, 1946, vol. 5/8,
p. 526.
[8] L’écriture musicale
représentée dans l’image n’est pas d’une exécution assez précise pour dire s’il
s’agirait ou non d’une polyphonie.
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