jeudi 26 février 2015

Métaphore du son

Une métaphore du chant dans un manuscrit prestigieux du XVe siècle Le bréviaire de Marie de Savoie (Chambéry, BM, ms. 4, c. 1430)
Sébastien Biay


                             
Voir la reproduction des enluminures du manuscrit ici.

Chantres au lutrin, fol. 385 (IRHT-CNRS).

Le rinceau végétal, tel qu’il apparaît dans cette enluminure, n’est pas absent des (nombreuses) autres enluminures du manuscrit. Le motif revient notamment dans une série de portraits de saints[1]. Il est également présent dans plusieurs scènes bibliques[2], mais on peut d’ores-et-déjà apprécier une grande différence qualitative dans la mise en œuvre du motif : un trait plus épais sous le pinceau de l’enlumineur de la scène des chantres donne au motif davantage de substance.
La décoration de ce manuscrit prestigieux a été confiée à plusieurs mains[3]. Pour autant, les différences que l’on peut observer dans l’ornementation végétale ne résultent vraisemblablement pas de la division du travail. La décoration du psautier, à laquelle appartient la scène des chantres, est attribuée en intégralité au meilleur enlumineur du manuscrit, un anonyme appelé maître des Vitae imperatorum par les historiens de l’art (en référence à l’ornementation du manuscrit Latin 131 de la Bibliothèque nationale, qui contient l’œuvre de Suétone)[4]. Or deux lettrines historiées incluses dans le psautier, et donc attribuées au même peintre, sont ornées d’un rinceau végétal similaire à celui de la scène des chantres, quoique sa mise œuvre affecte les différences énoncées précédemment.
L’enlumineur du psautier a accordé une grande importance à l’espace dans lequel sont réunis les sujets qui animent ses compositions. Les rayons de lumière émis par Dieu détiennent un rôle majeur dans la scène où David joue du psaltérion sous l’inspiration de Dieu, dans l’initiale du Beatus vir (fol. 319 vo). La même configuration apparaît, sans jeu instrumental cette fois, dans la lettrine historiée suivante : le D initial de Dominus illuminatio mea, où le Psalmiste fait signe vers son œil pour exprimer le contact avec la lumière divine. La lumière de Dieu irradie encore David plongé dans les eaux du désespoir (fol. 359, psaume 69), elle descend en direction des musiciens qui célèbrent sa louange (psaume 80), elle émane enfin de la Trinité, qui clôt la série des lettrines historiées du psautier en illustration du psaume 109 (fol. 394 vo).
Les trois autres lettrines historiées du psautier sont ornées du rinceau végétal. Il s’agit du roi David, un doigt sur la bouche (fol. 346 vo), de l’Insensé (fol. 353) et des chantres au lutrin (fol. 385). La voix humaine est en jeu dans les trois cas. Il s’agit tout d’abord de l’initiale du psaume 38, Dixi : Custodiam via meas : « Je m’étais dit : « Je veillerai sur mes voies (pour ne point pécher par la langue) » ». Puis vient l’initiale du psaume 13, Dixit insipiens : « L’insensé a dit en son cœur… ». Enfin, les chantres au lutrin ornent l’initiale du psaume 97, Cantate Domino canticum novum : « Chantez au Seigneur un cantique nouveau ».
En quelque sorte, l’iconographie des lettrines du psautier se partage en deux groupes. D’une part, les scènes où Dieu apparaît, irradiant de lumière. D’autre part, les scènes où les hommes seuls sont visibles. De visuelle, la relation à Dieu devient sonore, par le truchement de la voix. La voix est le moyen permettant de communiquer avec Dieu, l’organe par lequel l’homme peut se rapprocher de lui ou s’en éloigner, tel l’insensé, l’impie.
La scène du silence de David est celle où le rinceau végétal est le moins développé. La tige est tracée d’un trait fin, les enroulements sont peu nombreux et les grands croissants situés à leur extrémité sont dépourvus de points ; la scène des chantres, en revanche, est celle où il prend le plus d’ampleur. L’espace dans lequel le motif se déploie est plus vaste. L’épaisseur du trait et la présence de points confèrent au motif une forte présence dans l’image. Celui-ci est très semblable dans l’enluminure de l’Insensé et dans celle des chantres, à la différence près que dans le cas de l'Insensé sa couleur jaune se détache faiblement du fond d’or de la lettrine selon une formule qui reviendra plus loin dans le manuscrit, avec d’autres portraits. Dans la scène des chantres, le rinceau végétal doré s’enlève sur un fond pourpre.
L’ornementation des fonds des lettrines du psautier se partage ainsi entre deux principaux motifs[5]. La lumière divine se diffuse sous la forme de rayons multiples partant du médaillon doré où se tient le Père. Le rinceau végétal est en revanche conçu comme un élément unique qui prolifère en se ramifiant (à noter que des constellations de motifs plus petits gravitent autour des terminaisons les plus fines). Il possède à l’égard de la lettrine à l’intérieur de laquelle il se déploie une propriété singulière. À la différence de tous les autres éléments figuratifs de ces lettrines, il est le seul qui n’en franchisse jamais le contour intérieur, qui ne passe jamais derrière le bord interne de la lettre. La tige principale du rinceau en épouse parfaitement sans jamais le toucher ni s’en éloigner.
Cette analogie formelle entre le rinceau et la forme de la lettre — elle-même signe graphique d’un son — est remarquable. Or les mots dont ces lettres forment les initiales appartiennent au champ sémantique de la voix (dicere, cantare). On formulera donc la thèse selon laquelle l’ornementation végétale des trois lettrines est une métaphore de la voix humaine. Passons de l’analyse à l’interprétation : la voix des personnages représentés dans les trois lettrines — la voix silencieuse de David, la voix impie de l’Insensé, la voix mélodieuse des chantres — engendre la lettre qu’elle exprime au moyen d’une métaphore : le rinceau végétal. On comprend dès lors le caractère simple du rinceau dans la scène du David silencieux : c’est une voix muette qui est représentée ici, sans mot ni syllabe. Car il est vraisemblable que la ramification du motif, avec ses terminaisons dotées de nombreux points, convienne à l’évocation des syllabes et des mots — substance du son vocal.
Aucune propriété formelle du rinceau végétal ne saurait assumer à elle seule le rôle de métaphore de la voix. En revanche, ces différentes propriétés entretiennent avec le sujet des images, la signification des lettrines et les autres lettrines du psautier un ensemble de rapports qui réunissent au final les prémisses d’un trope visuel.
Cette rhétorique n’intervient pas ici gratuitement. Il est remarquable que la scène de chant, qui accompagne l’évocation du cantique nouveau (canticum novum) et les acclamations en l’honneur de Yahvé[6] soit le lieu d’une représentation — la seule du manuscrit — qui vise directement l’usage de ce dernier : un groupe de frères franciscains s’adonnant au chant liturgique[7].
Ainsi est-il vraisemblable que le motif du rinceau végétal ait été investi, dans cette scène particulière, d’un sens plus riche, plus extensible que pour les autres images du manuscrit. Dès lors, on pointera la ressemblance qui existe entre les points qui rythment les terminaisons végétales et l’écriture musicale qui se déploie sur le livre de chant. Ou encore l’analogie possible entre les circonvolutions du motif ornemental et le mouvement des mélismes, les montées et descentes de la mélodie[8]. Nous aurions ici affaire à un motif des plus banals ; un simple rinceau dont les caractères formels, la position dans la scène, la prépondérance visuelle dans l’image, le rôle partagé avec d’autres enluminures du psautier, auraient été mis au service d’un discours métaphorique d’une grande élégance graphique, le sublimant dans l’évocation du Cantique Nouveau.



Sébastien Biay


[1] Fol. 447, 450, 453, 455 ro et vo.
[2] Fol. 45 : Nativité ; fol. 74 : Adoration des mages ; fol. 443 : Présentation au Temple.
[3] Anne Ritz-Guilbert, « Le Bréviaire de Marie de Savoie, un manuscrit à plusieurs mains », dans Des drôleries gothiques au bestiaire de Pisanello : le bréviaire de Marie de Savoie, Paris, CTHS-INHA, 2010, p. 75117 (L’art & l’essai, 8).
[4] Ibid., p. 80.
[5] Un troisième motif ondulé, flammé, intervient dans la scène du désespoir de David (fol. 359).
[6] « Acclamez [donc] le Seigneur [par] toute la terre, éclatez en jubilations et chantez, chantez le Seigneur sur la cithare, mêlez la cithare aux sonorités du psaltérion, au son des cors et des trompettes, poussez des acclamations en l’honneur du Seigneur » (v. 4-6). Traduction d’après Jérôme de Stridon, Vulgate : Les Psaumes, éd. Louis Pirot et Albert Clamer, La sainte Bible : texte latin et traduction française d’après les textes originaux avec un commentaire exégétique et théologique, Paris, Letouzey et Ané, 1946, vol. 5/8, p. 526.
[7] Anne Ritz-Guilbert, « Un bréviaire de luxe à l’usage franciscain », dans op. cit., p. 6572.
[8] L’écriture musicale représentée dans l’image n’est pas d’une exécution assez précise pour dire s’il s’agirait ou non d’une polyphonie.

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