Du
féminin dans la musique à Rome. La matrone et son instrument à cordes (lyre,
cithare et luth) : un topos
iconographique dans l’art funéraire
Christophe
Vendries
En tant
que spécialiste d’histoire sociale, Christophe Vendries fait appel aux
représentations figurées pour interroger la place des instruments à cordes dans
l’imaginaire social des romains. Il aborde en particulier la question de la
place des femmes dans la société à travers la pratique musicale.
La
question du genre a travaillé la théorie musicale romaine. Les traités qui nous
sont parvenus de l’époque romaine impériale l’attestent. Aristide Quintilien
par exemple aborda au IIe siècle après JC la question de l’éthique
dans son traité de la musique. Sa théorie comportait une dimension sexuée
(chap. 2) : le rythme était à l’harmonie comme le masculin était au
féminin. Il existait des sons masculins (plus fermes) et des sons féminins
(plus relâchés) ; de même il existait une division sexuée des tropes grecs
(souvent improprement appelés modes) : le dorien, plus grave, convenait au
caractère mâle ; le phrygien était féminin ; d’autres tropes étaient
considérés comme intermédiaires. De tout cela le philosophe déduisait que —
comme dans la société — le masculin dominait le féminin.
Les
instruments de musique étaient eux aussi classés en fonction de leur tessiture
et de leur puissance en catégories masculine, féminine et intermédiaire. Des
contradictions apparaissent entre la théorie et la réalité organologique :
l’aulos phrygien par exemple (hautbois) était classé dans le féminin alors que
son pavillon en forme de corne délivrait un son plutôt grave.
Quel
écho les discours théoriques ont-ils rencontré dans les autres sources (littéraires
ou iconographiques) ?
Le mythe
d’Achille à Skyros (invention postérieure à Homère, que l’on peut lire dans les
Héroïdes d’Ovide ou l’Achilléide du Stace) donne un éclairage
intéressant sur ce problème. Ayant reçu l’oracle du destin funeste qui
l’attendait à Troie, Achille se cacha dans le gynécée du roi Lycomède, dans
l’île de Skyros. Parmi les femmes, il se travestit et joua de la cithare
jusqu’au jour où, à l’instigation d’Ulysse, le son d’une trompette vint
brusquement réveiller les vertus martiales du héros.
Les élites romaines ont pu faire
appel à ce mythe pour justifier le jeu de la cithare par des hommes. Le thème
du travestissement souligne l’importance du marqueur féminin qu’était
l’instrument à cordes dans la société romaine.
Achille à Skyros, sarcophage du IIIe siècle, Paris, musée du Louvre, image Wikimedia. |
Dans le
monde gréco-romain existaient des spécialités musicales. Les aérophones
n’étaient pas joués par des femmes. On leur confiait plutôt les instruments
nécessitant des compétences limitées (tambourin, cymbales). L’épigraphie
funéraire nous renseigne sur les pratiques musicales ayant une dimension
professionnelle ; l’iconographie également.
Le lecteur pourra accéder à une
version développée des points précédents en consultant l’article de Christophe
Vendries, « Masculin et féminin dans la musique de la Rome antique :
de la théorie musicale à la pratique instrumentale », Clio : femmes, genre, histoire, 25, 2007, URL : http://clio.revues.org/2362.
Dans
l’iconographie des sarcophages existe une sorte de parité entre l’époux lisant
son volumen et la femme jouant d’un
instrument de musique à cordes. L’instrument à cordes conférait une dimension
cultivée à l’épouse, il l’identifiait aux muses. Le jeu des instruments à
cordes était également une métaphore de l’harmonie (concordia en latin) : l’harmonie du couple, l’harmonie
sociale. C’était aussi un marqueur de jeunesse et de séduction.
Une
source comme l’autel funéraire de Petronia Musa montre, par la louange
épigraphique des talents musicaux de la dédicataire, une ambiguïté sur le
statut dilettante ou professionnel du geste musical.
Découverte
en 2004, une stèle de Dion (Macédoine) porte une inscription qui décrit
exceptionnellement les attributs tenus dans la scène. On lit : « sous
la main droite de son épouse, il a fait sculpter le nabilium, parce qu’elle a toujours cultivé les muses ». Il
s’agit pour l’heure de la seule représentation figurée attestée de cet
instrument[1].
Une
autre source exceptionnelle a été découverte récemment : la stèle de
Iucunda, à Segobriga. Iucunda était une esclave musicienne, à laquelle a été offerte
par sa maîtresse une stèle digne d’une maîtresse de maison[2].
Au IIIe-IVe
siècle, la lyre et la cithare cédèrent la place au luth dans les
représentations. Le luth apparut en Égypte vers 1500 avant JC, puis arriva en
Grèce vers 400 avant JC (où il prit le nom de trichordos). Il se diffusa dans les monarchies hellénistiques et
parvint à Rome tardivement, où il fut nommé pour la première fois par Varron — pandura — à la fin du Ier siècle
avant JC. Henri-Irénée Marrou a repéré leur apparition dans l’iconographie des
sarcophages. Dans les représentations de banquets, à partir de 240-280 après JC
les épouses ou les jeunes filles commencèrent à jouer du luth.
On
ignore par quel processus étaient choisis les instruments représentés dans la
sculpture des sarcophages pour les portraits d’époux. On peut se demander si le
luth n’aurait pas été mis à la mode sous le règne de l’empereur Élagabal (IIIe
siècle après JC, d’après l’Histoire
Auguste 32, 8). Le luth apparaît également dans l’iconographie
mythologique, comme dans le thème d’Amour et de Psyché, de Phèdre et Hippolyte.
Les Néréides jouent également du luth dans des représentations de cortèges
marins.
Cette
vogue du luth jusqu’au début du IVe siècle reste inexpliquée.
L’instrument fut toujours représenté comme joué de manière isolée. Aucune
joueuse de luth professionnelle n’est attestée par l’épigraphie. On ne conserve
aucun vestige archéologique de luth grec ni romain. On ne connaît pas non plus
son accord. Surreprésenté dans l’iconographie de la province romaine d’Afrique
(terres cuites, bronze, stèles, mosaïques, peintures murales), aurait-il
transité par l’Afrique plutôt que par l’Orient ? Après ce moment liant
fortement le luth et la femme dans l’iconographie, au Ve siècle, il redevint
un instrument masculin. Ainsi de nombreuses zones d’ombre entourent cet
instrument mal aimé des chercheurs, qui appelle de nouvelles études
approfondies.
Sébastien
Biay
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