L’orgue à glissières et le clavicythérium, deux exemples
de pratiques singulières des claviers : une herméneutique de la phénoménologie
instrumentale
Julien
Ferrando
L'orgue
à glissières et le clavicythérium sont deux instruments médiévaux très
importants mais méconnus. C'est à la fois en tant qu'interprète et en tant que
musicologue que Julien Ferrando s'est intéressé à la reconstitution de ces deux
instruments anciens : ainsi, sa réflexion s'est d'abord basée sur
l'existence ou l'absence totale d'iconographie. Si l'iconographie abonde en
joueurs d'orgue à glissières, ce n'est pas le cas pour le clavicythérium,
instrument à mi-chemin entre la harpe et le clavecin à table verticale. La
démarche de Julien Ferrando a ainsi permis la construction du premier orgue
roman à tirettes et d'un clavicythérium avec l'ensemble Diabolus in Musica[1].
L'orgue à glissière : un cas particulier de
technique de clavier reconstitué par l'iconographie
Bref historique de l'instrument
L'orgue à tirettes ou orgue à
glissières est le plus grand apanage des claviers européens. Au XXe
siècle, il est considéré à tort comme un instrument archaïque qui ne permet pas
de répertoire virtuose, alors que tout un pan du répertoire qui n'a pas encore
été découvert. À cet égard, Marcel Pérès a œuvré pour redonner à l'instrument
ses lettres de noblesse en participant à la construction du premier orgue roman
à Moissac avec Yves Cabourdin en 1982, puis en 1993 à l'abbaye de Royaumont
avec Antoine Massoni (figure 1). Ce dernier instrument de Royaumont représente
une synthèse unique de tous les travaux hérités du XIe-XIIe
siècles.
Figure 1 :
l'orgue à glissières de Royaumont, © Michel Chassat
L'orgue
à glissières a vu le jour dans l'Empire Byzantin. Il sera introduit en Occident
au VIIe siècle, ce qui témoigne du rayonnement considérable de la science
byzantine dans la connaissance et la maîtrise de l'air, héritées de la Grèce,
et particulièrement propices au développement de la facture instrumentale de
l'orgue. En 757, Antoine V fait don à Pépin le Bref d'un orgue. C'est le moine
d'origine byzantine Georgius qui apportera les éléments essentiels pour
construire un instrument de ce type sous le règne de Louis le Pieux : dès
lors, l'instrument se propage rapidement dans les plus grands centres
liturgiques et s'y installe de manière durable. Il subsiste néanmoins une
inconnue sur l'endroit où il était positionné (tribune ? En bas dans le chœur ?) :
nous ne pouvons émettre que des suppositions.
Au
XIe siècle arrive le premier traité de construction d'orgue complet,
le Shedula diversarum artibus du moine Théophile[2],
qui a constitué la base du travail de l'orgue de Royaumont. Il s'agit du
premier traité complet sur les constructions et les collages mais ne donne pas
beaucoup d'éléments sur la tuyauterie. Le Mappae clavicula (fin Xe,
bibliothèque humaniste de Célesta) est un traité de guerre qui complète celui
de Théophile sur les matériaux utilisés pour la construction des orgues, écrit
dans un contexte de guerre où les manuscrits constituent des témoignages de
prisonniers de guerre reçus avec faste et déférence. Il signale la présence
d'orgue qui nécessite des souffleurs avant de jouer, et aborde le problème de
l'étanchéité en fonction des colles et des matériaux utilisés pour garder une
pression constante. Cet orgue va être très présent, puisqu'on en trouve encore
quelques traces XIIIe siècle, pour être progressivement détrôné par
l'orgue à clavier.
Aborder le clavier à glissières : une herméneutique
de la phénoménologie instrumentale
Outre la contextualisation de cet
objet dans son environnement anthropologique, Julien Ferrando s'attache à la
phénoménologie de l'instrument, c'est-à-dire à ses capacités à faire du son,
ses techniques de jeu, le choix des répertoires, grâce à un aller-retour
systématique entre la musique et les capacités de jeu de l'instrument, entre
l'iconographie scientifique et l'aspect praticien. Aborder le clavier à
glissières demande une certaine réadaptation pour les interprètes formés sur un
clavier à touches, recherche d'autant plus complexe en l'absence de traité.
Bien
que l'on trouve des claviers à touches[3],
l'utilisation du système à tirettes répond à un besoin spécifique pour la
liturgie, qui s'est développé en même temps que les techniques d'écriture
polyphonique et rythmique. Plus la rythmique va s'accélérer, plus la technique
des tirettes va évoluer avec une grande virtuosité, avec une adaptation de la
prise en main des tirettes. De plus, le jeu à glissières nécessite une certaine
adaptation pour obtenir un enchaînement fluide des notes (figure 2). Les
besoins musicaux de l'orgue à glissières diffèrent ainsi de l'organetto, avec un répertoire liturgique
qui lui est bien spécifique.
Pour
découvrir le répertoire de l'orgue à glissières, il a fallu aborder cet
instrument par la vocalité en travaillant sur le phrasé particulier et la
vitesse d'exécution du chant grégorien, en essayant aussi des tropes de
Saint-Martial et de petits organums très fleuris. Le jeu avec tirettes permet
d'obtenir la même musicalité, la même fluidité, mais aussi les ornementations (virga, quilisma, répercussions…). La réflexion sur la technique sonore de
l'instrument s'est basée sur la recherche d'une esthétique sonore homogène en
travaillant en étroite collaboration avec les chanteurs.
Figure 2 :
enchaînement de deux notes (sol-fa) avec deux tirettes
Approche interprétative par la position des mains d'après
l'iconographie (IXe-XIIIe siècles)
L'apprentissage
progressif de cet instrument a commencé par un premier repérage
iconographique : pendant longtemps, la différenciation entre tirette et
touche était confuse. Même si l'iconographie n'est pas abondante, on peut
néanmoins tracer une ligne directrice entre les trois positions de main
trouvées dans les sources manuscrites.
Les représentations du Psautier
de Stuttgart, une des plus anciennes représentations occidentales de l'orgue,
montrent un système de soufflerie avec l'arrivée et la distribution de l'air,
et les tirettes comme dans le traité de Théophile. À la même époque, une autre
représentation qui se trouve dans le Psautier
d'Utrecht met à jour la tuyauterie ainsi que le conflatorium de l'orgue (endroit où l'air est comprimé et qui
permet d'avoir une pression constante). Ces deux représentations sont faites
sans perspective ni orientation pour montrer l'instrument et non sa réelle
pratique. Dans la Bible d'Étienne Harding
du XIIe siècle (figure 3), l'hexacorde part de C avec si et si
bémol, toutes les notes sont au même plan. Il s'agit d'un des premiers témoins
sur la forme « à manche d'épée » de la tirette (prise à pleine main),
avec un système de blocage pour éviter que la tirette ne s'enfonce trop. La
forme conique des tuyaux avec une ouverture très large se retrouvera à
Royaumont, en utilisant du cuivre pur[4].
Figure 3 :
détail de la Bible de Harding, Dijon
BM ms 14, f. 13 v.
Figure 4 :
empoignement de la tirette « à manche d'épée » dans la Bible de
Harding.
La Bible de Pommersfelden (XI-XIIe s.) offre une
représentation très simpliste du système d'hexacorde et des tuyaux. En
revanche, la position des mains a évolué vers une prise de la tirette par le
bout des doigts pour gagner du temps, comme un deuxième stade dans la recherche
d'une meilleure dextérité du jeu organistique – on trouve également des
crochets pour mieux agripper les tirettes. Cette nouvelle position de mains se
retrouve dans la Bible de Cividale de
Friuli du XIIIe siècle (figure 5), dont l'orgue représente
symboliquement un double clavier de part et d'autre de l'orgue, différent de
l'habituelle disposition des deux claviers côte à côte. Peut-on y voir une
tentative pour effectuer les rythmiques du XIIIe siècle ? Le
changement d'écriture polyphonique rythmique pourrait expliquer cette nouvelle
disposition de l'instrument. En revanche, le répertoire pratiqué à l'orgue
reste incertain : s'agit-il d'improvisation et non d'un accompagnement du
chant, ou encore d'une alternative au chant autour des psalmodies et tons
psalmodiques (bourdons à la quinte, dans le grave, avec une improvisation au-dessus) ?
Figure 5 : Psautier de Sainte Elisabeth, Museo Archeologico Nationale,
Cividale dei Friuli, f. 295r.
Figure 6 : prise
de main de la tirette dans la Bible de
Cividale de Friuli
Figure 6 bis :
prise de main de la tirette avec crochets
Enfin, le Psautier de Munich du XIIIe siècle (figure 7) montre une
tenue de tirette avec le pouce, l'index et le majeur, par le haut ou par le
bas. Ce mélange de jeux pourrait s'expliquer par la présence de deux types
d'écriture (teneur grave en valeurs longues ; voix supérieure en valeurs
courtes pour deux constructions mélodiques différentes). Sur ce point, des
recherches sur la fonction de ces positions de mains par rapport à l'arrivée
d'air seraient à faire, sachant que l'instrument ne peut pas faire plus de trois
voix.
Figure 7 :
München Universitätsbibliothek, cod. ms 24 f. 2r.
Figure 8 : prise
en main de la tirette dans le Psautier de
Munich
Comment reconstituer une
technique de jeu à partir de l'instrument sans véritable iconographie ? Le
cas du clavicythérium
Cet instrument est une sorte de
« harpe à clavier » médiéval qui peut rappeler le clavecin du XIIe
siècle par son orientation verticale, or les origines du clavecin médiéval et
du clavicythérium se confondent. À cette première incertitude s'ajoute le fait
que les théoriciens de l'époque parlent peu de cet instrument et ne le
distinguent pratiquement jamais du clavicymbalium. Enfin, le plus ancien
clavicythérium, conservé au musée instrumental du Royal College of Music de
Londres, n'est pas entièrement d'origine puisque son clavier a été construit à
Venise au XVIIe siècle : on ne peut donc se référer à cet
instrument pour les questions de ficta et d'octaves courtes.
L'exemplaire
présenté par Julien Ferrando est une copie fabriquée en 2007 avec l'ensemble Diabolus in Musica pour un but bien
précis : rejouer les chansons de Guillaume Dufay dans un contexte
historique valable. En effet, nombre de ses chansons ont été diminuées et
transcrites pour orgue au XVe siècle, et en particulier dans les
manuscrits allemands pour orgue[5]
qui offrent un large éventail de possibilités d'improvisation.
Apparition progressive du clavicythérium dans les traités
et témoignages
Le clavicythérium est constitué
d'une harpe avec une caisse verticale assez fine. Son volume sonore n'est pas
très puissant. Le mécanisme est constitué sur un système sans ressort,
essentiellement basé sur le poids du mécanisme qui retombe sur la touche avec
un sautereau. D'après des traités du XVIe siècle, les cordes étaient
traditionnellement en boyau : on en trouve un exemple dans le traité des
instruments de Virdung[6]
qui parle de clavicythérium cordés en boyau.
On
ne trouve pas de témoignage sur le clavicythérium avant le XIVe siècle,
mais certains éléments se confondent avec l'échiquier[7].
Le premier témoignage d'un clavier à cordes vient du roi Jean II d'Aragon, qui
signale dans une lettre de 1388 une sorte de « harpe à clavier qui
ressemble à un orgue ». Nicolas Meeùs pense à ce sujet qu'il ne s'agit pas
forcément de la forme de l'instrument mais la présence d'un clavier qui est
évocatrice. Julien Ferrando avance également l'hypothèse d'une imitation de
l'organetto, qui peut également se porter. Il faut également prendre en
considération le fait que l'échiquier a une sonorité particulière car il actionne
trois cordes pour une note.
C'est
à partir du XVe siècle que des éléments sur le clavicythérium
apparaissent : en 1460, Paolus Polirinus évoque dans différents
traités des instruments le clavicythérium en ces termes : « stans in
eructum et surso ». Il est intéressant de noter que cette évocation est
concordante avec l'émergence des traités de construction d'orgue, de clavecin
médiéval. Le premier à décrire et à représenter véritablement le clavicythérium
est Virdung. Il montre l'octave courte, et toute la partie du bas qui est
modulable en fonction de la pièce jouée (sur les cinq dernières notes).
À la recherche d'une iconographie …
Aucune iconographie explicite de
cet instrument n'existe, mais dans plusieurs cas nous pouvons nous interroger
sur la nature de l'instrument représenté.
Anges musiciens de l'église
Notre-Dame de Bulat à Bulat-Pestivien (XVe s.) : la perspective
pose problème dans la mesure où le vitrail a été conçu pour être vu d'en bas,
la photographie prise à la hauteur du vitrail fausse donc ce point de vue.
Aucune différence n'existe entre le clavicythérium et clavicymbalium dans
l'orientation des caisses. De plus, les restaurations successives ont du
fausser les données. Seules les touches noires du clavier sont représentées.
Ange au clavicythérium portatif à
Fefermarkt en Autriche : l'instrument de cette sculpture sur bois
rejoindrait le témoignage de Jean II d'Aragon sur une sorte l'orgue portatif à
clavier. Mais d'après les travaux des historiens sur les restaurations, les
relevés d'avant montraient un organetto, voire un psaltérion avant l'incendie
du XIXe siècle. Il n'y a donc aucune authenticité historique.
D'autres traités que celui de
Virdung évoquent le clavicythérium par l'expression « harpe à
clavier ». Comment jouer de cet instrument ? En effet, on peut le
faire sonner en jouant du clavier, mais également en pinçant ses cordes. À la
même époque, le harpion des harpes médiévales a vu le jour pour jouer les ficta. Avec la scala generalis, le clavier devient chromatique et offre une large
palette pour aborder le répertoire complexe du XVe siècle (Ars subtilior, Dufay, etc.). La qualité
de timbre est très originale par les deux techniques de jeu, entre le plectre
du clavier (en plume) et le doigt pour la harpe, même s'il n'y a pas d'étouffoirs.
Le développement du clavicythérium est à situer dans un contexte où émergent
virtuosité et expérimentation instrumentales, notamment avec l'hésitation entre
un jeu avec plectre ou avec le doigt qui bascule au cours du XVe
siècle. Ainsi, plusieurs questions se posent autant au facteur et qu'à
l'interprète par rapport au choix et à la taille des plumes pour la
dureté (cygne ou oie ?), l'endroit où la corde doit être pincée si
l'on adopte le « jeu de harpe », l'adaptation au bruit du mécanisme
du clavier, etc.
Extraits musicaux
Dans ces deux extraits, Julien Ferrando alterne entre un jeu
de cordes pincées (comme une harpe) et un jeu sur le clavier du clavicythérium,
jouant sur l'ambiguïté de l'expression « harpe à clavier » des
traités médiévaux.
« De ce fol penser », De
ce que fol pensé remaynt (album en cours d'édition) Pierre des Moulins, Codex
Faenza (fin XIVe).
« Ein frolein edel von
Naturen », De ce que fol pensé remaynt (en cours d'édition),
Anonyme, Lochamer Liederbuch, XVe.
[1] « Entre 2002 et 2005, [Julien Ferrando]
est résident à l’abbaye de Royaumont dans le cadre d’un projet
de recherche sur l’interprétation et l’évolution des répertoires de
l’orgue médiéval roman », étape fondamentale dans son travail autour des
reconstitutions d'instruments médiévaux. Voir la page qui lui est consacrée sur
le site de l'Ensemble Mescolanza (dernière consultation le 20 décembre 2014) : http://www.ensemblemescolanza.com/musiciens/julien-ferrando/
[2] Manuscrit Wolfenbüttel, Herzog August
Bibliothek, Codex Guelph Gudianus lat. 2° 69 (f° 86-114v). Outre la technique
de construction d'orgue, le traité de Théophile constitue une source
fondamentale pour tous les autres aspects de la construction d'une église
(édifice, vitraux, …). Il s'agit avant tout d'un ouvrage de praticien, qui
n'est pas destiné à l'enseignement.
[3] Notamment avec le clavier à équerre que l'on
trouve chez Héron d'Alexandrie au IIe siècle après J. C., signe de
l'héritage grec.
[4] La technique du cuivre pur a été expérimentée
grâce à un cuivre extrait dans le Michigan pour faire des mesures très
précises, et pour être ensuite fondu d'après les indications de Théophile.
[5] Les deux principales sources sont le Lochamer Liederbuch et le Buxheimer Orgelbuch.
[6] Sebastian
Virdung, Musica getutscht und außgezogen, Basel, 1511.
[7] Cf. l'article de Nicolas Meeùs, « The
Chekker », The Organ Yearbook XVI, 1985, p. 5-25, dont la version
française est disponible à l'adresse suivante (dernière consultation le 22
décembre 2014) : http://www.plm.paris-sorbonne.fr/IMG/pdf/nmechiquier-2.pdf
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