L’ébrasement gauche du porche de l’église Saint-Pierre de Moissac (1re moitié du XIIe siècle) est surmonté d’une frise historiée où se déploie une partie du récit de la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare (Évangile de Luc, 16, 19-31). Sur la droite, à l’intérieur d’une maison, festoient le mauvais riche et son épouse accompagnés d’un serviteur. Devant la porte fermée de la maison gît le pauvre Lazare, le corps couvert d’ulcères que deux chiens s’appliquent à lécher. Au-dessus de lui un ange se saisit de son âme (malheureusement brisée — seuls les pieds subsistent) pour la guider vers Abraham, qui l’accueille dans son sein dans la partie gauche de la frise. Une figure de prophète désignant un phylactère clôt la frise.
La tête de Lazare gisant est posée sur un volume nous présentant une surface carrée (une pierre ?) sur fond de laquelle se détache un objet. Il s’agit d’une claquette, instrument de musique de type idiophone, constitué de lames de bois s’entrechoquant sous l’effet du mouvement de la main. C’est l’un des instruments au moyen desquels les lépreux attiraient l’attention des âmes charitables.
Les ulcères de Lazare décrits dans le récit de la parabole ont très tôt été interprétés comme un signe de la lèpre[1] ; au XIIe siècle, c’est encore l’interprétation d’Aelred de Rielvaux[2]. Dans la Bible, la lèpre est aussi bien le signe d’une sanction divine infligée à un pécheur tel que Giézi, le serviteur d’Élisée, qu’une épreuve morale pour le juste — Job. Lazare et Job sont les deux principales figures du lépreux dans l’iconographie biblique.
Job, ms. des Morales sur Job de Grégoire le Grand, BnF, Latin 15307, fol. 1v (est de la France, 1er quart du XIIe siècle). |
La marque la plus fréquente de leur condition est la constellation d’ulcères qui couvre leur peau. La claquette n’apparaît guère dans les représentations de lépreux avant le XIIIe siècle ; l’illustration de la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare restera un terrain privilégié pour cette iconographie, également rencontrée dans les guérisons miraculeuses (par le Christ, saint Martin ou d’autres saint-e-s).
Sainte Élisabeth de Thuringe soignant un lépreux, BnF, NAF 16251, fol. 103v (Hainaut, vers 1285-1290). |
La claquette ne produit pas de son diastématique. Son expression sonore est purement rythmique et répétitive, ne pouvant être modulée que dans sa fréquence et son intensité. Ainsi est-elle à l’image des ulcères qui couvrent le corps de Lazare à Moissac : indistincts les uns des autres, se caractérisant bien plus par le rythme de leur répétition que par leur forme ou leur relief.
En vis-à-vis de la frise de l’ébrasement gauche, la Présentation du Christ au temple et la Fuite en Égypte donnent au récit de la parabole une dimension qui s’inscrit peut-être en écho des mots du prophète Isaïe (53, 4) à propos du Messie : « or ce sont nos souffrances qu’il portait, et nos douleurs dont il était chargé ; et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié », quasi leprosum et percussum a Deo et humiliatum[3]. Si le Messie lui-même a pu prendre les traits du lépreux, alors le lépreux Lazare souffre pour la rédemption de sa chair[4]. Le son de la claquette de Moissac est donc une musique de pénitence, et l’instrument lui-même pourrait bien être une figure analogique de la chair souffrante. Il signale le trouble de cette chair par le claquement répété de son bois jusqu’à devenir inerte, tel que nous le voyons posé là, signifiant la mort physique de son possesseur.
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Sébastien Biay
ANR Musiconis
Université de Poitiers, CESCM
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Les clichés de la sculpture de Moissac sont de l'auteur, les reproductions de manuscrit ont été extraites du site Gallica de la Bibliothèque nationale de France.
[1] Nicole BÉRIOU, « Les lépreux sous le regard des prédicateurs d’après les collections de sermons ad status du XIIIe siècle », dans Voluntate Dei leprosus. Les lépreux entre conversion et exclusion aux XIIe et XIIIe siècles, éd. N. Bériou et F.-O. Touati, Spoleto, Centro italiano di studi sull’Alto Medioevo, 1991, p. 33‑80 (Testi, studi, strumenti, 4), p. 35 et n. 3.
[2] Peter RICHARDS, The Medieval Leper and his Northern Heirs, Cambridge, D.S. Brewer, 1977, p. 8.
[3] Nicole BÉRIOU, « Les lépreux… », op. cit., p. 36 ; traduction française : La Bible de Jérusalem, Paris, Desclée De Brouwer, 1998, p. 1364.
[4] François-Olivier TOUATI, « Lèpre, lépreux », dans Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, t. 2 : L-Z, éd. A. Vauchez et C. Vincent, Paris-Cambridge-Rome, Cerf-J. Clarke-Città nuova, 1997, p. 886.
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