Romains au théâtre, ms. fr. 20, f. 25, BnF |
Acteur, jongleurs et musiciens dans le théâtre médiéval du XVe siècle
Marie Bouhaïk Gironès
• Résumé de l'intervention
Marie
Bouhaïk-Gironès travaille sur le théâtre médiéval et « pré-moderne »
à travers l’étude des sources archivistiques. Elle a ainsi remarqué la
poly-activité artistique des « acteurs » du théâtre médiéval, qui
sont aussi bien souvent musiciens, chanteurs, acrobates, danseurs, etc. Dans sa
recherche sur l’histoire des pratiques théâtrales du XIIe au XVIe
siècle, elle est partie du postulat qu’il s’agissait d’une pratique
professionnelle avec une organisation du « travail » théâtral. Ainsi,
son étude a-t-elle basculé vers l’horizon du champs des pratiques avec la
volonté de désenclaver cet objet d’étude, encore trop analysé uniquement à
travers les traces écrites des pièces (farces, sotties, mystères, etc.). Or, les
représentations théâtrales médiévales sont insérées par une chaîne de pratiques
socio-culturelles, dans laquelle des « acteurs » (dans tous les sens
du terme) évoluent.
Avec Olivier
Spina, Marie Bouhaïk-Gironès a créé un groupe de travail au centre Roland
Mousnier (Université Paris-Sorbonne) sur l’histoire sociale des spectacles en
Europe aux XVe et XVIe siècles (http://www.paris-sorbonne.fr/IMG/pdf/Histoire_sociale_des_spectacles_en_Europe_XVe-XVIe.pdf)
afin de porter une nouvelle attention à ce qui précède et suit la
représentation théâtrale, dans le but de mieux appréhender les processus de
création et d’organisation du spectacle. Ce nouvel angle de recherche était
indispensable dans un horizon marqué par des historiographies nationales qui
fonctionnent relativement mal, ainsi que par l’aspect texto-centré des études
sur le sujet. Les archives, ainsi que les travaux les plus récents des
musicologues et des historiens de l’art, mettent en évidence le fait que
théâtre, musique et danse impliquaient des performateurs identiques ; un
décloisonnement artistique était effectif au Moyen Âge. Le terme de
« spectacle » est d’ailleurs retenu car plus pertinent que la notion
de théâtre, d’autant plus qu’il englobe toutes les formes de mises en scène
s’adressant à un public à l’époque. La réception du public est également un
angle de travail important, discernable dans les fonds archivistiques.
Pour ce
séminaire Musiconis, Marie Bouhaïk-Gironès choisit de s’intéresser à la place
des musiciens dans les grands mystères, qui sont bien connus par les archives
du début du XVIe siècle (notamment les comptabilités). Tout d’abord,
les lignes relatives aux musiciens sont très courtes dans ce type de
document ; néanmoins, on remarque qu’ils sont assez bien payés, c’est même
la dépense la plus importante avec le créateur du mystère et les décors. Si les
instruments ne sont pas mentionnés, les costumes sont payés et fabriqués pour
les musiciens (appelés ménestriers ou
trompettes) alors que les acteurs
(des notables de la ville « bénévoles » simplement défrayés) doivent
fournir leurs costumes. Les archives montrent aussi l’existence de « compagnies
» dès 1486 à Paris, alors que l’on pensait que les premières étaient italiennes
(Commedia dell’arte) ; en effet, Marie Bouhaïk-Gironès a notamment retrouvé
un contrat d’association d’acteurs et de musiciens établi par un notaire nommé
Pichon à Paris le 31 octobre 1500 (« S’associer pour jouer. Actes notariés
et pratique théâtrale, XVe-XVIe siècle », Le Jeu et l’accessoire. Mélanges Michel
Rousse, dir. Marie Bouhaïk-Gironès, Denis Hüe & Jelle Koopmans, Paris,
Garnier, 2011, pp. 301-318). Il s’agit d’une source neuve pour le théâtre, mais
qui semble exister auparavant pour les musiciens, leurs associations étant
connues dès le groupement en guilde au XIVe siècle. Ce contrat forme
une societas entre
« joueurs de farce » pour des spectacles très divers (animations de
banquets, moresques, etc.) pendant un an ; il est copié sur un modèle de
contrat d’association entre musiciens et prend en compte les besoins
spécifiques (une sorte d’assurance maladie entre autres). Cela semble nouveau
pour le domaine du théâtre et pour les « acteurs » qui trouvent ainsi
une forme de protection sociale. Dans la marge de ce contrat, on remarque la
mention « item musiciens et retoriciens », occurrence intéressante
car elle implique la double activité d’instrumentiste (et probablement de
chanteur) et de poètes-acteurs virtuoses de la langue ; la notion de
rhétoriciens semble cependant inédite pour qualifier des musiciens, peut-être
permet-elle ici de faire la distinction entre simples instrumentistes et « compositeurs ».
La poly-activité des personnages est encore rappelée par des mots qui ont été
barrés après les noms des contractants : « sergent a mace » et
« cirurgien » ; ainsi comme pour d’autres métiers, la musique et
le théâtre pouvaient être pratiqués par des personnages qui avaient
parallèlement une activité toute autre. La démultiplication n’était pas
seulement artistique mais aussi professionnelle.
Un
contrat d’apprentissage d’un musicien chez un acteur signé à Paris en 1544
montre encore que le système professionnel des artistes fonctionne comme
n’importe quel métier avec la mise en apprentissage puis l’association (Ernest
Coyecque, Recueils d’actes notariés
relatifs à l’histoire de Paris et de ses environs au XVIe siècle,
Imprimerie Nationale, 1905, vol. 1, p. 580). Il est spécifié que le musicien
Nicolas Le Clerc est en apprentissage pendant six mois chez Jehan Anthoine qui
lui enseignera les « jeux rommains anticques ». Comme pour l’exemple
précédent, les contrats d’apprentissage sont légions pour les musiciens ;
l’apprentissage se fait d’abord dans un contexte familial, et en dehors des
contrats sont établis. En revanche la « mixité » comédien-musicien ne
semble pas connue avant cet exemple du XVIe siècle.
Un
troisième document issu du domaine juridique présente une terminologie peu
claire du fait de l’emploi de termes français et latins. Il s’agit de l’affaire
Poncelet au Parlement de Paris en 1416 (Marie Bouhaïk-Gironès, « Le statut
de l’acteur face aux pratiques du droit : l’exemple de l’affaire Poncelet
au Parlement de Paris (1426) », Cahiers de Recherches Médiévales et
Humanistes 23, juin 2012, pp. 127-140) dans laquelle il est question du
jugement d’un clerc par la justice de l’évêque ou celle du prévôt de Paris (il
s’agit donc d’un conflit de juridiction). La culpabilité du fameux Poncelet
n’est pas remise en question ici, mais plusieurs arguments sont donnés par le procureur
du Roi pour récupérer l’affaire et notamment le fait qu’il a exercé des
activités de jongleurs interdites aux clercs. Dans ce contexte, les termes
« histrion », « jongleur » et « joueur de farce »
sont employés par les deux parties et sont plus ou moins synonymes. L’évêque
avance l’argument que Poncelet n’était pas rétribué pour ces activités et donc n’était
pas « infâme », alors que le procureur du Roi défend que le dit clerc
a bien exercé ces activités dans un cadre professionnel ; il fait ainsi
référence à la confrérie des musiciens (Saint-Julien, qui existe depuis le XIVe
siècle à Paris). Il est donc question de la pratique d’un métier du spectacle
ou de son exercice en tant qu’« étudiant » et donc
« amateur » (ce qui permettrait de ne pas déchoir Poncelet du clergé).
Entremet au banquet de Charles V, ms. fr 2813, f. 473v°, BnF |
• Ouverture de la recherche (avec les interventions de Violaine Anger, Frédéric Billiet, Isabelle Marchesin, Welleda Muller) :
Isabelle
Marchesin rappelle la notion de figure rhétorique de l’histrion, qui est
chargée de tous les débordements et de toutes les condamnations depuis la
patristique et tout au long du Moyen Âge. Ainsi, les termes employés dans ces
textes peuvent-ils être le reflet d’un langage allégorique plutôt que d’une
réalité sociale. Il est nécessaire de décomposer les niveaux de discours dans
les sources (juridique, moraliste, clérical, social, économique, allégorique,
etc.).
L’importance de
l’avènement du « métier » du spectacle est remarquable. Au XIIe
siècle, apparaît le terme de joculator,
le suffixe « tor »
désignant le métier. Toutefois, il faut attendre le XIVe siècle pour
que soit créée la première corporation de musiciens (à Paris). Le fait que la
« mixité » de contrats passés entre des comédiens et des musiciens
n’est pas remarquable avant le XVIe siècle, est peut-être un indice de
l’indifférenciation de ces deux types de performateurs auparavant.
La problématique
de la notion même de théâtre pour le contexte médiéval est soulevée, car des
mises en scène spectaculaires impliquant divers types de performateurs existent
bien avant les textes des farces et des mystères (qui préexistaient d’ailleurs
certainement à leur notation). Le peu d’images du théâtre médiéval est relevé,
mais il doit être nuancé parce que les autres formes spectaculaires comme
les moresques, le charivari, le spectacle de rue, etc. ne sont pas prises en
compte.
Le
« théâtre » est aussi indissociable de la musique à cette
époque ; les activités de musiciens et comédiens ne peuvent être séparées
dans un tel contexte. Frédéric Billiet ajoute qu’il convient de prendre en
compte la complexité de la poly-activité artistique qui fonctionne différemment
suivant les régions. Généralement les sources montrent que le spectacle
médiéval s’organise avec les forces en présence et de ce fait il n’y a pas
« d’orchestre » stable, même si parfois des musiciens venant d’une
autre région sont engagés pour une manifestation précise. La pluridisciplinarité
est indispensable pour mettre en place une recherche efficiente sur le sujet.
Welleda Muller
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