mardi 23 avril 2013

Compte rendu du séminaire du 11 avril

Romains au théâtre, ms. fr. 20, f. 25, BnF
Acteur, jongleurs et musiciens dans le théâtre médiéval du  XVe siècle
Marie Bouhaïk Gironès

• Résumé de l'intervention
    Marie Bouhaïk-Gironès travaille sur le théâtre médiéval et « pré-moderne » à travers l’étude des sources archivistiques. Elle a ainsi remarqué la poly-activité artistique des « acteurs » du théâtre médiéval, qui sont aussi bien souvent musiciens, chanteurs, acrobates, danseurs, etc. Dans sa recherche sur l’histoire des pratiques théâtrales du XIIe au XVIe siècle, elle est partie du postulat qu’il s’agissait d’une pratique professionnelle avec une organisation du « travail » théâtral. Ainsi, son étude a-t-elle basculé vers l’horizon du champs des pratiques avec la volonté de désenclaver cet objet d’étude, encore trop analysé uniquement à travers les traces écrites des pièces (farces, sotties, mystères, etc.). Or, les représentations théâtrales médiévales sont insérées par une chaîne de pratiques socio-culturelles, dans laquelle des « acteurs » (dans tous les sens du terme) évoluent.
   Avec Olivier Spina, Marie Bouhaïk-Gironès a créé un groupe de travail au centre Roland Mousnier (Université Paris-Sorbonne) sur l’histoire sociale des spectacles en Europe aux XVe et XVIe siècles (http://www.paris-sorbonne.fr/IMG/pdf/Histoire_sociale_des_spectacles_en_Europe_XVe-XVIe.pdf) afin de porter une nouvelle attention à ce qui précède et suit la représentation théâtrale, dans le but de mieux appréhender les processus de création et d’organisation du spectacle. Ce nouvel angle de recherche était indispensable dans un horizon marqué par des historiographies nationales qui fonctionnent relativement mal, ainsi que par l’aspect texto-centré des études sur le sujet. Les archives, ainsi que les travaux les plus récents des musicologues et des historiens de l’art, mettent en évidence le fait que théâtre, musique et danse impliquaient des performateurs identiques ; un décloisonnement artistique était effectif au Moyen Âge. Le terme de « spectacle » est d’ailleurs retenu car plus pertinent que la notion de théâtre, d’autant plus qu’il englobe toutes les formes de mises en scène s’adressant à un public à l’époque. La réception du public est également un angle de travail important, discernable dans les fonds archivistiques.
   Pour ce séminaire Musiconis, Marie Bouhaïk-Gironès choisit de s’intéresser à la place des musiciens dans les grands mystères, qui sont bien connus par les archives du début du XVIe siècle (notamment les comptabilités). Tout d’abord, les lignes relatives aux musiciens sont très courtes dans ce type de document ; néanmoins, on remarque qu’ils sont assez bien payés, c’est même la dépense la plus importante avec le créateur du mystère et les décors. Si les instruments ne sont pas mentionnés, les costumes sont payés et fabriqués pour les musiciens (appelés ménestriers ou trompettes) alors que les acteurs (des notables de la ville « bénévoles » simplement défrayés) doivent fournir leurs costumes. Les archives montrent aussi l’existence de « compagnies » dès 1486 à Paris, alors que l’on pensait que les premières étaient italiennes (Commedia dell’arte) ; en effet, Marie Bouhaïk-Gironès a notamment retrouvé un contrat d’association d’acteurs et de musiciens établi par un notaire nommé Pichon à Paris le 31 octobre 1500 (« S’associer pour jouer. Actes notariés et pratique théâtrale, XVe-XVIe siècle », Le Jeu et l’accessoire. Mélanges Michel Rousse, dir. Marie Bouhaïk-Gironès, Denis Hüe & Jelle Koopmans, Paris, Garnier, 2011, pp. 301-318). Il s’agit d’une source neuve pour le théâtre, mais qui semble exister auparavant pour les musiciens, leurs associations étant connues dès le groupement en guilde au XIVe siècle. Ce contrat forme une societas entre « joueurs de farce » pour des spectacles très divers (animations de banquets, moresques, etc.) pendant un an ; il est copié sur un modèle de contrat d’association entre musiciens et prend en compte les besoins spécifiques (une sorte d’assurance maladie entre autres). Cela semble nouveau pour le domaine du théâtre et pour les « acteurs » qui trouvent ainsi une forme de protection sociale. Dans la marge de ce contrat, on remarque la mention « item musiciens et retoriciens », occurrence intéressante car elle implique la double activité d’instrumentiste (et probablement de chanteur) et de poètes-acteurs virtuoses de la langue ; la notion de rhétoriciens semble cependant inédite pour qualifier des musiciens, peut-être permet-elle ici de faire la distinction entre simples instrumentistes et « compositeurs ». La poly-activité des personnages est encore rappelée par des mots qui ont été barrés après les noms des contractants : « sergent a mace » et « cirurgien » ; ainsi comme pour d’autres métiers, la musique et le théâtre pouvaient être pratiqués par des personnages qui avaient parallèlement une activité toute autre. La démultiplication n’était pas seulement artistique mais aussi professionnelle.
   Un contrat d’apprentissage d’un musicien chez un acteur signé à Paris en 1544 montre encore que le système professionnel des artistes fonctionne comme n’importe quel métier avec la mise en apprentissage puis l’association (Ernest Coyecque, Recueils d’actes notariés relatifs à l’histoire de Paris et de ses environs au XVIe siècle, Imprimerie Nationale, 1905, vol. 1, p. 580). Il est spécifié que le musicien Nicolas Le Clerc est en apprentissage pendant six mois chez Jehan Anthoine qui lui enseignera les « jeux rommains anticques ». Comme pour l’exemple précédent, les contrats d’apprentissage sont légions pour les musiciens ; l’apprentissage se fait d’abord dans un contexte familial, et en dehors des contrats sont établis. En revanche la « mixité » comédien-musicien ne semble pas connue avant cet exemple du XVIe siècle.
   Un troisième document issu du domaine juridique présente une terminologie peu claire du fait de l’emploi de termes français et latins. Il s’agit de l’affaire Poncelet au Parlement de Paris en 1416 (Marie Bouhaïk-Gironès, « Le statut de l’acteur face aux pratiques du droit : l’exemple de l’affaire Poncelet au Parlement de Paris (1426) », Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes 23, juin 2012, pp. 127-140) dans laquelle il est question du jugement d’un clerc par la justice de l’évêque ou celle du prévôt de Paris (il s’agit donc d’un conflit de juridiction). La culpabilité du fameux Poncelet n’est pas remise en question ici, mais plusieurs arguments sont donnés par le procureur du Roi pour récupérer l’affaire et notamment le fait qu’il a exercé des activités de jongleurs interdites aux clercs. Dans ce contexte, les termes « histrion », « jongleur » et « joueur de farce » sont employés par les deux parties et sont plus ou moins synonymes. L’évêque avance l’argument que Poncelet n’était pas rétribué pour ces activités et donc n’était pas « infâme », alors que le procureur du Roi défend que le dit clerc a bien exercé ces activités dans un cadre professionnel ; il fait ainsi référence à la confrérie des musiciens (Saint-Julien, qui existe depuis le XIVe siècle à Paris). Il est donc question de la pratique d’un métier du spectacle ou de son exercice en tant qu’« étudiant » et donc « amateur » (ce qui permettrait de ne pas déchoir Poncelet du clergé).
Entremet au banquet de Charles V, ms. fr 2813, f. 473v°, BnF

• Ouverture de la recherche (avec les interventions de Violaine Anger, Frédéric Billiet, Isabelle Marchesin, Welleda Muller) : 
   Isabelle Marchesin rappelle la notion de figure rhétorique de l’histrion, qui est chargée de tous les débordements et de toutes les condamnations depuis la patristique et tout au long du Moyen Âge. Ainsi, les termes employés dans ces textes peuvent-ils être le reflet d’un langage allégorique plutôt que d’une réalité sociale. Il est nécessaire de décomposer les niveaux de discours dans les sources (juridique, moraliste, clérical, social, économique, allégorique, etc.).
 L’importance de l’avènement du « métier » du spectacle est remarquable. Au XIIe siècle, apparaît le terme de joculator, le suffixe « tor » désignant le métier. Toutefois, il faut attendre le XIVe siècle pour que soit créée la première corporation de musiciens (à Paris). Le fait que la « mixité » de contrats passés entre des comédiens et des musiciens n’est pas remarquable avant le XVIe siècle, est peut-être un indice de l’indifférenciation de ces deux types de performateurs auparavant.
   La problématique de la notion même de théâtre pour le contexte médiéval est soulevée, car des mises en scène spectaculaires impliquant divers types de performateurs existent bien avant les textes des farces et des mystères (qui préexistaient d’ailleurs certainement à leur notation). Le peu d’images du théâtre médiéval est relevé, mais il doit être nuancé parce que les autres formes spectaculaires comme les moresques, le charivari, le spectacle de rue, etc. ne sont pas prises en compte.
   Le « théâtre » est aussi indissociable de la musique à cette époque ; les activités de musiciens et comédiens ne peuvent être séparées dans un tel contexte. Frédéric Billiet ajoute qu’il convient de prendre en compte la complexité de la poly-activité artistique qui fonctionne différemment suivant les régions. Généralement les sources montrent que le spectacle médiéval s’organise avec les forces en présence et de ce fait il n’y a pas « d’orchestre » stable, même si parfois des musiciens venant d’une autre région sont engagés pour une manifestation précise. La pluridisciplinarité est indispensable pour mettre en place une recherche efficiente sur le sujet.
Welleda Muller

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