mercredi 6 juin 2012

Compte rendu de la réunion PLM Musiconis

Légende de saint Julien l'Hospitalier, cathédrale de Chartres
Compte rendu de la réunion Patrimoine et Langages Musicaux. Premier bilan scientifique du projet ANR Musiconis (2 juin)

Introduction, Frédéric Billiet :
Frédéric Billiet remercie l’équipe d’accueil Patrimoine et Langes Musicaux pour son soutien et précise que la présentation de bilans scientifiques devant l’équipe est importante non seulement du point de vue de la recherche, mais également pour servir de modèle lors de la constitution de projets ANR par des membres de l’équipe.
Depuis septembre 2011 (début du financement du projet), un séminaire a été mis en place sur le site de Clignancourt (2 rue Francis de Croisset, Paris 18e) à destination des étudiants en Master et ce séminaire a été l’occasion de discuter du modèle d’indexation et d’y apporter de nombreuses modifications. L’activité de la recherche est importante autour de Musiconis, puisque déjà trois thèses ont été soutenues : Welleda Muller en 2009 sur Les stalles, siège du corps dans les chœurs liturgiques du Grand Duché de Bourgogne aux XVe et XVIe siècles (à paraître chez Brepols Publishers), Xavier Fresquet en 2011 sur Les cithares-planche médiévales : organologie, reconstitution et translatio musicae ; et Sébastien Biay en 2011 sur Les chapiteaux du rond-point de la troisième église abbatiale de Cluny (fin XIe-début XIIe siècle) : étude iconographique. Ainsi qu’une habilitation à diriger des recherches par Isabelle Marchesin en 2012 sur L’arbre et la colonne. Essai de sémiotique visuelle sur la porte de bronze de Hildesheim (1015). Les séminaires qui ont vu les interventions d’historiens de l’art (Alison Stones, Cécile Voyer, Eric Palazzo), de littéraires (Jean-Marie Fritz, Isabelle Ragnard), d’historiens (Vincent Debiais), d’organologues (Lionel Dieu, Christian Rault, Yves d’Arcizas) et de musicologues (Christelle Cazaux-Kowalski, Katarina Livljanic), ont également été l’occasion de faire vivre la recherche autour du projet et de modifier ou d’affiner les critères d’indexation proposés dans la base.
Un premier rapport a été rendu en février 2012 à l’ANR.
Frédéric Billiet propose un séminaire au niveau doctoral à la Maison de la Recherche (28 rue Serpente, Paris 6e) pour l’an prochain.
Les préoccupations majeures qui interviennent en ce moment sont liées aux problématiques du visuel et de la dénomination des instruments pour un accès au plus grand nombre. Une réunion portant sur ce point sera organisée avec les post-doctorants, Frédéric Billiet, François Picard et Nicolas Meeùs.

Point technique, Xavier Fresquet :
Xavier Fresquet présente le volet technique faisant partie intégrante du projet ANR puisqu’une recherche parallèle à la musicologie et à l’histoire de l’art a été engagée à travers le développement du portail Musiconis en informatique. Plusieurs points importants sont à soulever :
- la mise en relation de différentes bases de données, le partage de critères communs (données spatio-temporelles, relatives au format et à la technique, etc.).
- le développement de nouveaux critères d’indexation (notamment des critères organologiques précis et de nouveaux descripteurs du son sur un modèle d’Isabelle Marchesin développé par les discussions issues des séminaires),
- la mise en place d’un système de validation avec les partenaires (avec divers « statuts » pour intervenir dans la base : administrateurs partenaires, administrateurs Musiconis, correcteurs ; on fera un test sur un corpus donné),
- la création d’un lien « à double sens » entre les partenaires et le portail Musiconis ; c’est-à-dire un lien vers la base partenaire sur chaque fiche et un lien vers Musiconis sur la base distance.
Pour le moment, l’intégration de fiches provenant des bases de données Musicastallis, Romane (et APEMUTAM), Enluminures (IRHT), Sculpture (Centre A. Chastel), Vitrail (Centre A. Chastel) et Gothic Ivories Project (Courtauld Institute, Londres) a été réalisée ou partiellement réalisée. Il reste à intégrer Liber Floridus, le MIMO, Mandragore (BnF), le RIDIM et les images du Centre François Garnier (Association Rencontre avec le Patrimoine Religieux).
D’un point de vue informatique, le projet Musiconis a permis la définition d’un Document Type Définition pour l’iconographie musicale médiévale avec un modèle de document XML complet (grammaire de classe de document) et ce modèle devrait pouvoir être utilisé pour toutes les images musicales médiévales.
L’état actuel des développements comporte :
- un volet communication avec le blog qui permet de faire le point sur les séminaires, de recenser les questions, les interrogations et ouvertures de la recherche ; de présenter les actualités du projet, ainsi que les bibliographies des intervenants aux séminaires,
- un volet administratif (back-office) formant une interface fonctionnelle de saisie des fiches hébergée par l’Université Paris-Sorbonne.
Avec déjà 274 fiches réalisées, Musiconis présente un modèle complet de données recensant 778 performateurs et 550 instruments sur les stalles, les sculptures monumentales romanes et gothiques, les peintures romanes, les enluminures, les vitraux et les ivoires gothiques.
En ce qui concerne la chronologie du projet soumise à l’ANR, elle a été presque inversée, puisque la mise en place du modèle d’indexation et des fiches est intervenue plus tôt que prévu et qu’il reste à développer les liens avec les bases distances et le moteur de recherche. Prenant pour modèle simple Musicastallis, la base Musiconis a énormément développé son schéma et ses critères d’indexation.
Certains freins sont néanmoins remarquables bien qu’inhérents à la mise en place d’un tel projet. Ainsi, la création d’une structure de données tout en menant une réflexion sur les champs a entraîné de nombreuses modifications de la structure et des types de champs d’où la nécessité de revoir, corriger, préciser en détail toutes les fiches déjà créées. La mise en place technique et celles des partenariats a également entraîné des retards.
Xavier Fresquet rappelle le partenariat avec CapDigital, un pôle de compétitivité à dimension internationale qui comporte 700 adhérents (620 PME, 20 grands groupes, 50 établissements publics, écoles et universités, 10 investisseurs, notamment l’ANR). Ce partenariat nous permet de faire partie d’une communauté ingénierie des connaissances : le NTAI (Nouvelles Technologies d’Analyse de l’Information) avec des projets comme AMMICO (visites virtuelles de musées), ASFALDA (analyse sémantique), etc. Cela forme un soutien possible de Musiconis qui permettra un suivi technique du développement informatique du projet, une mise en contact avec d’autres partenaires pour collaboration (front-office) et une possibilité de partenariat avec accord de gré à gré avec les prestataires de CapDigital (sur les fonds alloués par la labellisation).
Les étapes restantes du projet sont :
- juin-septembre 2012 : corrections et ajouts de fiches, mise en place du moteur de recherche et de la page de résultats ; le système sera fonctionnel avec les liens vers les bases distantes en septembre.
- septembre 2012-février 2013 : import des fiches partenaires, mise en place d’un système de validation/édition.
- mars-juin 2013 : Fin du développement en juin, phase de tests et corrections jusqu’en juillet (fin des contrats de recherche) et septembre 2013 (fin du contrat de l’informaticien).
Puis viendra une phase de communication autour du projet avec des interventions lors de colloques nationaux et internationaux, des publications et l’organisation d’un colloque Musiconis.

Appui-main,
stalles de Saint-Pol-de-Léon
Développement de la communication, Jérôme Parbaile :
Au niveau du webmastering du futur site internet Musiconis, l’idée était d’offrir un outil simple et fonctionnel. La page d’accueil comporte donc le logo, un menu, le texte explicatif du site et un moteur de recherche simple. L’actualité de Musiconis (l’actuel blog) est renseignée avec la possibilité de s’abonner au flux RSS. Les tweets de Musiconis apparaissent également. Enfin, l’image du mois permettra de créer un dialogue avec les partenaires et les visiteurs du site. Il reste à travailler sur l’ergonomie du site. La fiche, qui comporte pour l’instant beaucoup d’informations, devra être plus facilement lisible ; les aspects des résultats des recherches seront aussi à travailler. Une fois le site prêt, les partenaires seront mobilisés pour créer une communauté et investir les médias sociaux (ce qui est déjà en marche avec le blog et le compte tweeter : https://twitter.com/#!/musiconis) ; il faudra établir des liens pour faire en sorte d’avoir une bonne position dans les moteurs de recherche.

Justification du modèle d'indexation, Sébastien Biay, Welleda Muller :
L’interface administrative se découpe pour l’instant en neuf tables d’indexation pour chaque fiche.
- Tout d’abord les Informations Principales sur la fiche (qui sont le plus souvent récupérées des bases partenaires), avec le numéro de la fiche dans la base partenaire (indispensable pour effectuer le lien ensuite), le nom de cette base et le titre qu’elle a donné à l’image choisie. Un champ « titre Musiconis » a été ajouté pour permettre une recherche plus facile des futurs visiteurs du site. Le « titre officiel » renvoie à des noms d’œuvres conventionnels comme la « tapisserie de Bayeux » (qui est en fait une broderie). Puis on renseigne la date de trois façons : une fourchette avec « date début » et « date fin » et le siècle (possibilité de mettre circa). La restauration est précisée car elle peut modifier des éléments organologiques ou liés à la représentation du son dans l’image ; il est rappelé que les images néo-gothiques ne seront pas prises en compte dans le projet Musiconis tel qu’il a été soumis à l’ANR en 2011. Vient ensuite l’objet technique pour lequel un menu déroulant a été mis en place avec les entrées : peinture murale, enluminure, sculpture sur bois, sculpture sur pierre, sculpture sur ivoire, orfèvrerie, broderie-tapisserie, relief en bronze, vitrail, marqueterie. Le type image sera surtout utilisé dans le cas des enluminures car il faudrait préciser s’il s’agit d’une initiale, d’une marge ou d’une miniature. Les numéros IconClass sont également renseignés dans cette table pour offrir une dimension internationale au projet et permettre l’interrogation dans plusieurs langues. Enfin, un champ source littéraire renvoie aux sources primaires lorsqu’elles sont évidentes, comme dans le cas de Tristan harpiste ou d’un proverbe parfaitement identifiable.
- La Localisation de l’image est divisée en deux parties : la localisation actuelle et la localisation d’origine, la distinction étant nécessaire notamment pour les manuscrits. La localisation d’origine comporte des menus déroulants pour caractériser le « type d’édifice » auquel on a affaire ainsi que la localisation spatiale précise dans un édifice religieux notamment, par exemple : abbaye monastique, chapelle.
- Vient ensuite la table Performateurs qui permet d’indexer ce qui est relatif aux musiciens, chanteurs ou danseurs. On renseigne leur type qui peut être double (musicien et jongleur par exemple) ; une entrée « orchestique » permet de choisir entre : animation remarquable des corps, figure acrobatique, danse et jonglerie. La danse et la figure acrobatique peuvent ensuite être spécifiées grâce à des menus déroulants. Le genre et la qualité du personnage sont précisés ; les qualités pouvant être multiples (par exemple : personnage biblique, berger), un thesaurus a été mis en place, ce qui permettra de faciliter les futures recherches dans la base. Si la vêture n’est pas nécessairement signifiante pour l’époque romane, elle est en revanche importante à l’époque gothique puisqu’elle permet de situer une chronologie et de préciser la qualité d’un personnage, c’est pourquoi un champ spécifique a été créé. La posture est également à renseigner dans un champ libre. Pour les chanteurs, un menu déroulant a été mis en place pour préciser les ouvertures de la bouche (ouverte, entre-ouverte, fermée, etc…).
- Dans les cas très fréquents où il y a plusieurs performateurs dans une seule image, il a semblé indispensable de créer une table consacrée aux Relations Spatiales entretenues par ces personnages. Tout d’abord, on précise leur nombre, leur situation les uns par rapport aux autres (face à face, dos à dos, etc.) toujours à l’aide d’un thesaurus ; ensuite, on précise si un objet ou un personnage intervient dans la scène (par exemple un arbre, le Christ, etc.) Les relations au support écrit sont également à renseigner dans cette partie ; elles concernent surtout les chanteurs qui sont très souvent mis en présence d’un livre posé sur un lutrin ; le fait qu’ils tournent les pages ou posent la main sur le livre est intéressant à indexer pour les futures recherches. Liés à la posture et aux relations spatiales, les marqueurs de direction musicale permettent de mettre en évidence la pratique de tactus différents (de contact, en l’air, etc.). Une dernière entrée a été créée pour caractériser les relations de volume sonore entre ce qu’on appelle les hauts et les bas instruments ; un thesaurus est en cours d’élaboration pour remplir ce champ avec lequel il convient de rester prudent (l’ouvrage de référence en la matière est celui de Luc-Charles Dominique dans Musiques savantes, musiques populaires. Les symboliques du sonore en France 1200-1750, éd. CNRS, 2006). Enfin, toujours dans le cas de plusieurs performateurs, on peut renseigner les types d’ensembles musicaux (chanteurs ou musiciens) visibles sur l’image sous une forme numérique ; il n’est en effet pas rare d’avoir deux musiciens jouant ensemble d’un côté et trois autres d’un autre (ce qui donne 2, 3).
- La table Instruments comporte des critères organologiques très précis relatifs aux cordophones, aérophones, membranophones et idiophones, mais également à propos de la tenue et du mode de jeu des instruments. La problématique que pose cette table est la cohabitation de termes issus de la classification Hornbostel & Sachs et de termes « médiévaux ». Selon Nicolas Meeùs (qui n’était pas présent mais à répondu à de nombreux mails à ce sujet), « la classification H&S a le mérite de n’utiliser que des noms abstraits, déconnectés des usages spécifiques – avec les problèmes que cela provoque, luth pour des instruments que personne n’a jamais appelé comme cela, par exemple – ; mais le reproche est injustifié, puisque précisément il ne s’agit pas de noms d’usage. On peut faire l’un ou l’autre, une nomenclature abstraite, classificatoire, ou une nomenclature concrète, proche de l’usage – mais alors il faut choisir l’usage, son aire géographique et chronologique, parce qu’il n’est pas imaginable qu’une nomenclature rende compte de tous les usages (des dictionnaires existent pour cela) ». François Picard insiste sur le fait que ces termes d’instruments doivent être interrogeables dans toutes les langues (en tout cas en anglais, français et allemand) et que la classification H&S permet de répondre à cette nécessité. L’intervention de termes « vernaculaires » pose le problème de la définition de ces termes, aucun consensus n’ayant été trouvé pour de nombreux termes et certains ayant été employés pour qualifier des instruments différents suivant des variables régionales. Le MIMO a tenté de trouver des descripteurs transculturels et inter-langage avec la classification H&S ; ce serait un exemple à suivre. Des critères organologiques précis pourraient en outre permettre de qualifier précisément certains instruments (tels les fonds plats ou bombés). Toutefois, il est certain que des interrogateurs de la base vont chercher des termes comme « muse » qui n’ont pas de réalité historique ou des termes impropres comme le rebec pour qualifier les petites vièles à trois cordes de l’époque romane, il faut alors réfléchir à un système de renvois pour l’interrogation future. Philippe Laublet indique qu’il est possible d’élaborer un système de requêtes plus subtiles avec un catalogue de mots reliés ou voisins, afin de faciliter la recherche des futurs utilisateurs de la base et de leurs proposer des alternatives à leurs recherches de termes vernaculaires.
- Les instruments et les performateurs sont reliés entre eux, ce qui est particulièrement utile lorsqu’une image comporte plusieurs musiciens jouant d’instruments différents.
- La table Son, comme la table suivante Analogies, est pourvue de descripteurs permettant d’entrer véritablement dans la recherche de la représentation du son dans les images médiévales. Tous les champs de ces pages sont libres avec la constitution d’un thesaurus et la possibilité d’argumenter les choix dans un champ commentaire. La première entrée concerne l’action du son dans l’image qui est généralement visible dans « l’entourage » du musicien ou du chanteur. La notation musicale, les signes et-ou les métaphores visuelles du son sont également indexés dans cette table, ainsi que leur position dans l’image. Les références à la théorie et à la perfection musicales permettent de renseigner la présence d’intervalles, d’accords, de consonance ou de dissonance. La classification des instruments (tripartition isidorienne, classe instrumentale unique) intervient également dans cette table. Une source d’inspiration musicale dans l’image peut également se présenter (Muse, Saint-Esprit) et ne sera pas négligée ici. Un champ « univers référentiel du son » a été créé pour spécifier le « type » de musique auquel on a à faire (par exemple musique liturgique, musique parodique, musique angélique, etc.). Certains éléments sont encore à créer pour pouvoir spécifier tous les univers référentiels du son intervenant dans les images médiévales. Enfin, un dernier champ permet de renseigner la propagation du son et les marqueurs de l’audition chez un éventuel auditoire de la performance musicale.
- La dernière table est consacrée aux Analogies ou résonances iconographiques. Elles sont de quatre types : les analogies géométriques (symétrie par exemple), formelles (corps-instrument par exemple), chromatiques et quantitatives (proportions, système de nombres, etc.). Faisant le lien entre la performance musicale et son environnement, elles seront utiles dans une perspective de recherche sémiotique.

Ouverture de la recherche (avec la participation de Michèle Alten, Karine Boulanger, Philippe Laublet, François Picard, Theodora Psychoyou) : Les participants insistent sur la nécessité d’établir un système clair, notamment pour définir les instruments, mais également pour indexer les performateurs et le son dans les images. L’aspect subjectif des tables « son » et « analogies » est pointé, d’où la nécessité de justifier ces nouveaux critères d’indexation dans la future base. L’élaboration d’hypothèses sur les images (à travers la table analogie principalement) est également remise en question, étant donné le danger que cela représente au niveau de la fixation d’un sens sur l’iconographie musicale. Toutefois, si l’attribution d’une dimension signifiante aux différents éléments iconographiques dans la représentation du son peut susciter des interrogations, la constitution de séries permet d’étayer la pertinence de ces observations.
Welleda Muller

mardi 5 juin 2012

Compte rendu du colloque Cris et Jurons

Ms. 0016, BM d'Abbeville, f. 042
Compte rendu du colloque 
Cris, jurons et chansons
Entendre les "paysages sonores" du Moyen Âge et de la Renaissance (XIIe-XVIe siècles)
Université de Poitiers, 
CESCM (24-25 mai 2012)

La pauvreté des sons de la vie médiévale telle que dépeinte par le cinéma est symptomatique de la difficulté à restituer le paysage sonore du Moyen Âge. Pour y remédier, les démarches historiques sont diverses : de la décomposition de la trame d’un paysage sonore à l’étude de sons particuliers.
Grâce aux archives d’Amiens, Frédéric Billiet (Université Paris-Sorbonne) a reconstitué les composantes de l’identité sonore d’une ville entre la seconde moitié du xve et le xvie siècle. Pour les institutions urbaines, le paysage sonore est un espace moins à conquérir qu’à contrôler. La fonction de guetteur implique la maîtrise d’un codage précis des signaux du danger. La plus grande précision est également demandée aux fondeurs de cloches quant à la justesse des sons commandés.
Romain Telliez (Université Paris-Sorbonne) a dépeint le paysage sonore de la justice en France à la fin du Moyen Âge en portant un éclairage sur la fonction du crieur. Elle concerne tant la publication d’actes officiels (traités de paix, création de marchés, défense militaire, cours des monnaies, statuts ou bans municipaux) que les éléments de procédure judiciaire ou les ventes publiques.
Élodie Lecuppre (Université Lille III) a évoqué l’histoire de la principauté de Bourgogne à travers ses chansons. Elles font la louange du prince : la figure de Charles le Téméraire est associée au motif du sacrifice du père pour ses enfants. Elles portent également un message de légitimation de la dynastie (la complainte de Christine de Pizan pour Philippe le Hardi).
Le dossier présenté par Jonathan Dumont (Université de Liège) sur les expressions verbales de la présence française dans les principautés italiennes en période de guerre a mis en valeur l’importance des cris dans l’idéologie française de l’assimilation des cités italiennes. Dépassant largement le cadre strictement militaire (de la jubilation de la victoire aux pleurs de la défaite), le cri donne corps à la conquête du peuple des cités d’Italie du Nord pour les auteurs français. Il exprime l’amour de la personne du roi ainsi que la liberté prétendument offerte par les Français.
Alain Marchandisse (Université de Liège) et Bertrand Schnerb (Université Lille III) ont traité la question des Chansons, ballades et complaintes des guerres bourguignonnes. La présence de ménétriers dans les armées joue un rôle essentiel pour le soutien moral des troupes. Les chansons exaltent les vertus du commandant, les faits d’armes passés, font l’appel des peuples rassemblés sous une même bannière, elles annoncent également aux populations assiégées les châtiments qui les attendent et raillent les chefs de faction ennemis.
Ms. 0197, BM d'Avignon, f. 068
Xavier Helary (Université Paris-Sorbonne), a brossé un portrait sonore de Robert ii, comte d’Artois, mort à Courtrai à la tête des troupes françaises en 1302. En dépit des récits extrêmement négatifs faisant porter la responsabilité de la défaite sur ses épaules, le mystérieux surnom « la Paterne Dieu », donné à Robert d’Artois accorderait à celui-ci l’autorité, la bonté de Dieu.
À travers les jurons, cris de guerres et cris d’armes, Laurent Hablot (Université de Poitiers-CESCM) a décrit la place de l’emblème sonore sur le champ de bataille médiéval, entre la nécessité de se reconnaître (et de reconnaître l’ennemi) et la construction des représentations de pouvoir. Le cri d’arme est un signe régalien que les féodaux se sont appropriés. Son éventail sémantique est large (géographie, légendaire dynastique, dimension religieuse). Au même titre que les cimiers, les cris rattachent à un groupe (« Montjoie Saint-Denis », « Guyenne »). Ils peuvent distinguer les branches d’un lignage, l’associer à des fidélités.
Sophie Albert (Université Paris-Sorbonne) a montré en quoi la représentation du cri permet de questionner les voies du bon droit et les rapports entre les protagonistes dans trois romans de Tristan. Le héros crie l’injustice des châtiments qui lui sont infligés par Marc, le peuple déplore et clame à son tour ou s’associe à la condamnation (cri d’humiliation).
Laurent Vissière (Université Paris-Sorbonne, IUF) s’est attaché à décrire le paysage sonore des villes assiégées (Paris, Marseille, Orléans, Rhodes et Sancerre). Contrairement au temps de l’Église et à celui du marchand, le temps de la guerre est incertain, arythmique : tocsin, cris d’alarme, cris des guetteurs et sons de cloche signalant l’arrivée des projectiles ennemis, cris d’attaque et de défi lancés de part et d’autre du fossé. Le duel d’artillerie assourdit les deux camps ; son rythme est aléatoire, angoissant, irrationnel.
Torsten Hiltman (Université de Münster) a décrit les fonctions des hérauts d’armes dans l’espace sonore. Pour avoir laissé peu de traces dans les sources, elles n’en sont pas moins importantes dans le monde nobiliaire. Les hérauts sont les nonceurs de proesses (roman de Perceforest). Au xive siècle, crier l’annonce des tournois semble être un de leurs privilèges ; il en va de même du cri de largesse. Ils proclament également les charges et les traités de paix au xve siècle.
Isabelle Ragnard (Université Paris-Sorbonne) est intervenue sur l’interprétation des cacce italiennes du xive siècle (compositions ayant pour thème le récit pittoresque d’épisodes de chasse). Le terme désigne le principe du canon chanté ; les interprètes semblent se poursuivre l’un l’autre. Avec les enregistrements du Studio der frühen Musik (1972) et des Gothic Voices (2008) s’opposent deux tendances de l’interprétation, l’une théâtrale, appuyant les interjections, l’autre, lisse et esthétisée.
Martine Clouzot (Université de Bourgogne) a abordé la question des représentations sonores par l’exemple des fous musiciens dans les manuscrits enluminés entre le xiiie et le xve siècle. Reprenant la distinction aristotélicienne de la vox et du sonus, elle s’est interrogée sur le statut de la figure du fou parmi les hommes et les animaux des marges enluminées, présentées comme une métaphore du livre de la Nature.
Olivier Halévy (Université Sorbonne Nouvelle) a envisagé la sonographie onomatopéique dans le monologue dramatique (xve-xvie siècles). La conceptualisation du paysage sonore passe par un usage phonétique de la langue. Le monologue dramatique décrit des situations comiques, vaudevillesques ; l’onomatopée y est associée à une écriture très affective et expressive.
Clément Lebrun, directeur artistique de l’ensemble Non Papa, a décrit la figure protéiforme de Maître Pierre du Quignet entre le xive et le xixe siècle, seul personnage historique associé aux crieurs de Paris. Figure grotesque de l’imaginaire du xvie siècle, il est réhabilité par Aristide Bruant dans le contexte de la séparation de l’Église et de l’État.
L’intervention de David Fiala (Université de Tours-CESR) a porté sur les innovations de la chanson dite « combinatoire » des années 1450. Rappelant que le chant ne représente rien a priori, David Fiala s’est intéressé à l’apparition de techniques attentives au réalisme acoustique dans les mélodies à texte cru inscrites en bas des mélodies principales dans le chansonnier de Dijon vers 1465.
Karin Ueltschi (Institut catholique de Rennes) a posé la question « Oui ou non les morts font-ils du bruit ? » en s’appuyant sur le dossier de la Mesnie Hellequin. Le bruit signale l’incongruité de son apparition. La troupe des revenants se manifeste par des bruits mécaniques (armes, travail artisanal mené sans repos) ou par les cris de leurs tourments.
Christelle Cazaux-Kowalski (Université de Poitiers-CESCM) a envisagé le chant liturgique comme cri de la foi ou cri de triomphe, malgré l’idée que le chant rapproche de Dieu par opposition au cri, qui appartient à l’univers du péché. Le chant s’intéresse à la structure textuelle, à la prosodie, parfois au sens des mots, mais ne s’attache pas à la mise en scène du texte. La joie s’exprime dans le répertoire le plus récent : poésie liturgique, tropes et proses. La mélodie reste tout de même moins exubérante que le texte.
Nelly Labere (Université Bordeaux III) a évoqué la chanson d’aube en oïl (« Retiens la nuit pour nous deux jusqu’à la fin du monde »).
En conclusion du colloque, Jean-Marie Fritz (Université de Bourgogne) a rappelé les nombreuses incertitudes sur la reconstitution de la musique, le diapason, le choix des instruments destinés à accompagner le chant. Les seules reliques du paysage sonore médiéval sont les cloches. Évoquant la place du cri dans la chanson de geste, du bruitage et de l’onomatopée dans le théâtre, Jean-Marie Fritz a souligné le fait que l’onomatopée, en dépit de son aspect primitif, est une conquête tardive de la langue.
Sébastien Biay

mardi 22 mai 2012

Compte rendu du colloque "Harmonie et disharmonie au Moyen Âge"

Personnification de la Musica
Portail de la cathédrale de Chartres, 1150

Harmonie et disharmonie au Moyen Âge
Université de Genève (11 mai 2012)

La notion d’harmonie et ce qu’elle implique tant d’un point de vue théorique que pratique fut à la base de l’interrogation qui suscita le colloque organisé par l’association des Jeunes Chercheurs Médiévistes de l’Université de Genève. Cette « science » portant sur trois domaines hiérarchisés selon la division établie par Boèce dans son De institutione musica : la musica mundana (harmonie cosmique), la musica humana (rapport entre l’âme et le corps, équilibre des humeurs) et la musica instrumentalis (pratique instrumentale et vocale), posait la problématique de la place de l’homme dans un macrocosme parfait et donc harmonieux créé par Dieu.
En effet, malgré l’application de lois mathématiques et proportionnelles, l’être humain a parfois quelques difficultés à retrouver l’harmonie universelle crée par Dieu et qui a été perdue avec le Péché Originel. Ainsi, la frontière entre harmonie et disharmonie reste-t-elle floue et malaisée à déterminer, comme en témoigne le rôle fondamental de la varietas au sein de l’esthétique médiévale. Plusieurs intervenants ont montrés que des éléments disharmoniques sont intervenus dans la musique, dans l’art et dans la littérature du Moyen Âge, à différents moments mais toujours dans le but de retrouver une harmonie perdue. Comme si l’harmonie était mise en valeur par l’introduction de la disharmonie.
Luca Ricossa (professeur de chant grégorien à la Haute École de Musique de Genève et à l’Institut de Musique Sacrée de Fribourg) a expliqué l’introduction d’éléments disharmoniques dans les répertoires liturgiques italiens du Haut Moyen Âge, comme des « miroirs » de la rhétorique embellissant la musique. La musique était en effet dramatisée par la présence d’une rhétorique musicale spécifique. Luca Ricossa a cependant mis en évidence le fossé entre le système grec parfait et la réalité de la notation musicale ; les livres de musique italiens ont alors contourné le problème en  adoptant des moyens de ne pas noter les éléments disharmoniques tout en les suggérant. Amy Heneveld (doctorante en littérature à l’Université de Genève) a mené une observation similaire dans l’écriture de certains traités médiévaux taxés de maladroits par les chercheurs du XIXe siècle, tel le De nuptiis Philologiae et Mercurii de Martianus Capella. Or, la juxtaposition de nombreux oxymores et d’autres éléments disharmoniques dans ce traité semble plutôt créer un ensemble harmonieux, par l’idée de conciliation des contraires. Amélie Bernazzani (docteur en histoire de l’art, Université François Rabelais de Tours) a remarqué que les dissemblances physiques entre le mauvais larron et le Christ dans la peinture italienne des Trecento et Quatrocento, accentuait de fait les ressemblances avec le bon larron ; offrant ainsi un exemple d’articulation entre harmonie et disharmonie pour suggérer le mal face au bien. Dans le même ordre d’idée, Ludivine Jaquiery (doctorante en littérature à l’Université de Genève) a montré que les portraits croisés de Lancelot et de Claudas dans les romans du Graal, mettaient en avant la juxtaposition entre harmonie et disharmonie : la première incarnée par Lancelot, la seconde par Claudas, tout en introduisant quelques éléments exogènes dans chacun des portraits, Claudas ayant un peu d’harmonie en lui, alors que Lancelot possède certaines caractéristiques disharmonieuses. Toutefois, au final Claudas est l’image du mauvais, alors que Lancelot est celle du bon.
La notion d’harmonie mêlant étroitement la musique et l’astronomie (en tant qu’art libéral) dans la pensée médiévale, la question de la musique des sphères a également été posée. Philip Knäble (doctorant en histoire à l’Université de Bielefeld) a par exemple identifié un lien étroit entre l’idée de la musique des sphères et des danses paraliturgiques identifiées notamment à Auxerre au XVIe siècle (mais certainement en cours auparavant). En effet, l’utilisation de ballons (de grande taille) dans des danses effectuées par le clergé au moment de Pâques pourrait être une référence aux images de la création harmonique du monde par Dieu (une image est visible au portail de la cathédrale d’Auxerre). Welleda Muller (docteur en histoire des Arts, post-doc à l’Université Paris-Sorbonne, ANR Musiconis) a également présenté un exemple d’harmonie des sphères figuré à travers les anges musiciens présents dans les stalles et les enluminures gothiques ; fut étudiée aussi l’image complémentaire du roi David accordant sa harpe, montrant ainsi un modèle de « réglage » de l’harmonie. Or, les anges musiciens vont disparaître en même temps que l’émergence de nouvelles conceptions du monde dans lesquels l’impulsion primitive donnée par Dieu est considérée comme suffisante pour faire tourner les orbes sans l’intervention des anges. L’iconographie des anges musiciens semble donc s’être modifiée en parallèle d’un changement de paradigme dans la pensée, à la charnière entre Moyen Âge et Renaissance.
Pascale Tiévant (doctorante à l’Université de Toulouse II – le Mirail) aborda la question de la mesure et de la démesure avec la figure du nain dans les enluminures des manuscrits profanes des XIVe et XVe siècles en France. Elle a proposé ainsi une classification tripartite des nains figurés dans les romans et a remarqué une évolution de leurs représentations : ceux-ci sont simplement des êtres humains miniatures au XIVe siècle, malgré leurs descriptions souvent bavardes dans les textes, et ils deviennent beaucoup plus conformes à ces descriptions au XVe siècle (peau et cheveux sombres, bossus, le nez long et crochu, etc…). Enfin, Thibaut Radomme (doctorant à l’Université Catholique de Louvain) a présenté sa recherche sur la Déploration sur le trépas de Jean Okeghem par Guillaume Crétin (1460-1525) dans laquelle le chœur d’anges pleurants présente le paradoxe du chant-plainte dont l’harmonie musicale subsiste néanmoins. La conjonction des pleurs et des chants montrant l’alliance possible entre harmonie et disharmonie dans le cas particulier de la déploration de la mort du poète-musicien.
Les conclusions de ce colloque ont mis en évidence les différentes façons d’évoquer l’harmonie et la disharmonie au Moyen Âge, entre musique, danse, texte et image ; rappelant l’aspect pluriel de l’harmonie dans la pensée médiévale.
Welleda Muller 


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mercredi 16 mai 2012

Compte rendu du séminaire du 10 mai 2012

Tropaire de Saint-Evroult (F-Pn lat. 10508)
La musique et les livres IXe-XIIe siècles
Christelle Cazaux-Kowalski

• Résumé de l’intervention :
L’intervention de Christelle Cazaux-Kowalski a été initiée autour d’un questionnement sur le statut du visible dans les manuscrits médiévaux, entre l’image, la notation musicale et le texte. La question des sources est au cœur des préoccupations des musicologues, pourtant, il n’existe que peu de publications sur l’histoire du « livre de musique » au Moyen Âge, une histoire qui dépasse celle de la notation musicale à proprement parler, et s’inscrit dans le champ de la codicologie et de l’histoire des manuscrits. Les bornes chronologiques posées vont du IXe siècle, époque des premiers exemples de notation musicale, à la fin du XIIe siècle où des changements interviennent tant au point de vue de l’écriture musicale que sur le plan de sa production ; en effet, la culture monastique dans laquelle a évolué la notation musicale du IXe au XIIe siècle, change progressivement au siècle suivant sous l’influence croissante de la culture scolastique. En outre, le contexte n’est également plus le même du point de vue du répertoire, puisque la mise par écrit de la musique concerne, jusqu’au XIIe siècle, le répertoire grégorien et ses prolongements exclusivement, tandis que polyphonies mesurées, pièces non liturgiques et lyrique profane n’apparaissent dans les livres qu’au XIIIe voire au XIVe siècle.
Tonaire de Saint-Riquier (BnF lat. 13159),
fin du VIIIe siècle
            À partir du Xe siècle apparaissent les premiers livres véritablement conçus pour accueillir de la notation (alors qu’elle semble le fruit d’une addition auparavant), ainsi que des livres sur la musique mais sans notation (présentant les textes des chants). Les fragments sont également très fréquents et il est alors difficile de reconnaître une typologie particulière ou de se faire une idée globale de l’ouvrage. La problématique majeure qui se pose concerne alors les motifs de copie de la notation musicale et sa réception. Deux exemples sont intéressants à étudier : un Liber Sententiarum Gregorii Papae (BnF, lat. 9565) datant du IXe siècle, qui comporte sur le feuillet de garde des essais de plume ainsi qu’une pièce pour saint Maximin notée en neumes adiastématiques, c’est à dire sans indication précise de hauteurs. Le tonaire de Saint-Riquier (BnF, lat. 13159, fin VIIIe s.), sans notation musicale, comporte le texte des chants en fonction des 8 modes grégoriens, ce qui répond à la fonction pédagogique et véritablement musicale de ce type de livre.
Antiphonaire de Charles le Chauve (F-Pn lat. 17436)
            Un des premiers livres comportant des additions de neumes qui soit parvenu jusqu’à nous est le Graduel-Antiphonaire dit de Charles le Chauve (BnF, lat. 17436). Certains chants ont reçu des neumes additionnels dans l’interligne, parfois serrés car non prévus par le copiste dans le corps du texte. Dans nombre de manuscrits, les notations ajoutées a posteriori sont parfois notées dans les marges. Même dans les manuscrits où la notation musicale a été prévue par le copiste, il existe des cas où la place laissée n’était pas suffisante et où il a fallu continuer l’écriture des neumes dans la marge. La qualité et la précision de certaines notations neumatiques incitent à penser qu’elles étaient l’œuvre de copistes spécialisés dont les compétences étaient peut-être demandées d’un monastère ou d’une église à l’autre. Il est également évident que les copistes de notation musicale connaissaient très bien les chants : la perfection avec laquelle ils possédaient ce répertoire était sans doute l’une des conditions du passage de la musique à l’écrit. Les livres étaient le plus souvent copiés par différentes mains (les unes pour le texte, d’autres pour la musique, mais certains copistes de musique ont parfois aussi copié le texte des chants). D’autres copistes pouvaient, dans le cadre d’une élaboration collective, intervenir en alternance, ou comme relecteurs et correcteurs, comme par exemple dans le cas du graduel de Cluny (BnF, lat. 1087).
Graduel de Saint-Yrieix (F-Pn 903), milieu XIe ou
2e moitié du XIe siècle
            Malgré l’apparition de livres entièrement notés, les fragments et les notations éparses ne disparaissent pas pour autant et subsistent jusqu’à la fin du Moyen Âge, dans les marges ou les blancs laissés sur le manuscrit. Les neumes diastématiques (comportant des indications de hauteur voire de demi-ton) font leur apparition au XIe siècle, par exemple dans le graduel-tropaire-prosaire de Saint-Yrieix (BnF, lat. 903). Ce manuscrit ne comporte pas encore de clés, mais une organisation spatiale des neumes autour de la ligne de réglure, des indications modales et de demi-ton, ainsi que des guidons qui semblent avoir été ajoutés a posteriori et qui donnent la note de la ligne suivante. La copie simultanée du texte et des neumes était sans doute possible dans certains cas ; la qualité de certaines copies et l’organisation parfaite du texte et de la notation musicale témoignent d’une préparation extrêmement minutieuse des manuscrits. Le cantatorium de Saint-Gall (ms. 359) qui date des environs de 925 est intéressant parce qu’il ne comporte que des répons, des traits et des alleluia, donc des chants de soliste. Les antiennes qui étaient chantées par la schola (petit groupe de chantres) n’y sont pas notées. La typologie de cet ouvrage et d’autres témoigne des personnes (chanteurs solistes ou non) et des fonctions liturgiques auxquels ils étaient destinés. Christelle Cazaux-Kowalski recense les principaux types de livres utilisés : les graduels et les cantatoria pour les chants de la messe, les antiphonaires pour l’office, les tropaires (qui peuvent se décliner en prosaires, prosulaires, séquentiaires), les processionnaux, les missels, les bréviaires, les tonaires. Tous sont des manuscrits liturgiques, sauf les tonaires ; mais les bréviaires et les missels compilent des textes de la messe en plus des chants. Si la notation du rythme n’intervient pas avant le XIIIe siècle, les neumes ne sont évidemment pas exempts d’indications rythmiques ou de phrasé ; les ligatures et l’articulation avec les syllabes permettent par exemple de savoir s’il fallait chanter rapidement ou plus lentement certaines notes ou groupes de notes.
            En ce qui concerne la présentation matérielle des livres de musique, certains codes de mise en page interviennent pour faciliter la lecture de la notation musicale. Guido d’Arezzo prescrit par exemple l’utilisation de deux lignes de couleurs, l’une jaune pour le do, l’autre rouge pour le fa (visible sur l'image du tropaire de Saint-Evroult). Ces éléments de mise en page apparaissent souvent en même temps que les clefs, il est donc tout à fait possible de transcrire les œuvres copiées dans la majorité des manuscrits notés à partir du XIIe siècle. Autre stratégie visuelle, dans les missels et les bréviaires, la notation musicale est toujours plus petite que le texte des lectures et des oraisons de la messe ou de l’office, formant une sorte de hiérarchie entre liturgie parlée et chantée. Dans les antiphonaires, Christelle Cazaux-Kowalski souligne également la mise en valeur des initiales des premiers répons de Matines, plutôt que des antiennes qui sont chantées au début de la célébration de ce même office. Les répons sont des chants plus solennels et prestigieux que les antiennes dans le répertoire de l’office. Longs et ornés, ils peuvent faire intervenir des chanteurs solistes. Tout ceci explique qu’on cherche à les mettre en valeur dans le manuscrit. Peut-être faut-il y voir un signal visuel pour la schola qui entonne ces répons après les lectures (leçons) des nocturnes de Matines.
            Si certains livres musico-liturgiques notés ont peut-être été destinés à une personne ou ne semblent pas avoir servi dans le cadre des célébrations liturgiques d’une communauté ecclésiastique, nombreux sont ceux qui, au contraire, dénotent un usage récurrent, parfois dans différentes églises successives, comme le prouvent les nombreuses additions et corrections que l’on y trouve, parfois plusieurs siècles après la copie du livre proprement dit. Malgré l’apparition de « livres de musique », les chanteurs du Moyen Âge continuaient à apprendre par cœur toutes les mélodies du répertoire qu’ils avaient à exécuter lors des messes, des offices, des processions, etc. Le livre de musique, à cette époque, n’est pas un support d’interprétation. Il est probablement le garant de la conformité du chant, un outil de référence auquel on se reporte en cas de conflit et qui, comme tout écrit au Moyen Âge, a une valeur très forte en termes d’autorité.

• Ouverture de la recherche (interventions de Frédéric Billiet, Katarina Livljanic, Isabelle Marchesin, Isabelle Ragnard, Jean-Christophe Valière) :
- Un lien entre complexité musicale des répons et les lettres ornées est évoqué ; avec l’idée que la solennité des répons devait être marquée par un signe visuel.
- Au sujet de la raison de l’existence de ces livres de musique, on rappelle la dimension d’appel à la mémoire et l’idée de pouvoir se reporter au livre en cas de litige ou de différences régionales dans l’exécution des chants, le livre étant l’élément d’autorité auquel on se référait. Il est cependant évident que l’on voulait à la fois garder la trace de ce qui était musicalement en usage dans un monastère, mais aussi de noter les nouveautés qui avaient été elles aussi élaborées au sein du monastère. Ces livres de musique témoignent donc de la rencontre de deux traditions : l’une fixe et l’autre permettant et encourageant l’originalité.
- La notation musicale est donc apparue à un moment où l’on fixait un répertoire et où on élaborait en parallèle des nouveautés.
- Des questions comme la hauteur absolue des notes et les différences d’interprétations ne semblent pas appartenir au paradigme des IXe-XIIe siècles. Des didascalies existent tout de même dans les drames liturgiques mais semblent relativement rares. De même, les pratiques polyphoniques sont assez peu détaillées et le recours à des types de voix spécifiques (voix d’enfants, d’homme, de tête, etc…) n’est que très rarement précisé et est presque toujours ambigu.
- D’autre part, si la notation musicale concerne d’abord la monodie au début du Moyen Âge, rien n’indique qu’elle n’était pas accompagnée de polyphonie.
- La musique médiévale semble liée à un instant donné, avec l’idée de recréation et de l’importance de l’adaptation des chanteurs. Dans les textes, il est remarquable que la musique est parfois décrite comme « faite » et non « chantée ».
- Des questions se posent également sur l’emploi du système diatonique dans la musique du début du Moyen Âge. En effet, si la visualisation des intervalles est effective dès l’emploi des neumes diastématiques, on peut penser qu’il pouvait exister des divisions inférieures au demi-ton (intervalles microtonaux), dont la notation musicale ne semble rendre compte que dans de rare cas. 
Welleda Muller