mardi 11 décembre 2012

Compte rendu du séminaire du 6 décembre 2012

Autour du concert des Anges et de la Nativité de Robert Campin. Éléments d'iconographie musicale pour une anthropologie du sonore
Luc Charles-Dominique

• Résumé de l'intervention :
       Cette communication est articulée autour de deux images : le Concert des Anges pour la Vierge à l’Enfant (école flamande, XVIe siècle, musée des Beaux-Arts de Bilbao) et la Nativité de Robert Campin (musée des Beaux-Arts de Dijon), pour étudier d’un point de vue anthropologique la façon dont était perçue la classification des instruments à la fin du Moyen Âge. Luc Charles-Dominique présente ainsi la classification des hauts et bas instruments qui est évoquée dans les textes au Moyen Âge et jusqu’au XVIIe siècle et qui ne correspond pas à une classification acoustique, mais bien symbolique. Il remarque que tous les cordophones sont des instruments décrits comme « bas » (à faible volume sonore), alors que la plupart des aérophones sont des instruments « hauts » (à fort volume sonore), à l’exception des flûtes douces et de l’orgue. Or, nous allons voir que cette classification renvoie à une construction du monde particulière et à une symbolique qui pourrait être comprise comme une sorte d’inversion, puisque les instruments bas sont dotés d’une symbolique plus positive que les instruments hauts, le bruit en général étant condamné par la société médiévale.
Concert des anges, école flamande, XVIe s., (c) musée des Beaux-Arts de Bilbao
     Le premier tableau représente la Vierge à l’Enfant trônant, entourée d’anges musiciens. Dès le premier abord, le code chromatique semble très intéressant : une prédominance du bleu (vêtements des anges) et une importance du doré (instruments de musique) permettent la mise en valeur de la Vierge à l’Enfant en même temps que de l’instrumentarium extraordinairement varié. Des instruments hauts et bas sont ainsi représentés joués par les anges ; cette représentation est spatialisée : les instruments hauts (beaucoup moins nombreux que les instruments bas) sont en haut du tableau et à gauche de la Vierge ; les deux familles instrumentales sont séparées car elles correspondent à deux symboliques distinctes dans l’image.
      Luc Charles-Dominique relève que la symbolique de la gloire côtoie celle de la mort dans ce tableau de la Renaissance flamande. Les trompes, renvoient par exemple, à la puissance et au faste politique ; instruments guerriers, ils glorifient ici l’Enfant, qui se tient droit et est représenté presque triomphant sur les genoux de la Vierge. Les vents sont d’ailleurs traditionnellement associés à l’orgueil dans la symbolique médiévale. Les anges joueurs de trompe manifestent la puissance divine, Dieu étant érigé en chef de l’armée des anges, dirigeant le royaume céleste. C’est d’ailleurs par ce biais que l’orgue a pu être associé au divin, malgré un grand nombre de caractéristiques qui en auraient fait un instrument diabolique (soufflets de forge, tuyaux de métal, mécanismes, etc.). Les trompes entretiennent aussi un rapport étroit avec la mort. Elles sonnent le Jugement Dernier (réveillent les morts) et interviennent dans de nombreuses légendes populaires appartenant au folklore européen, dans lesquelles elles sont la voix des morts et permettent que justice soit faite en révélant des meurtres.
        En revenant au tableau du musée de Bilbao, Luc Charles-Dominique remarque que les instruments hauts sont à gauche de la Vierge à l’Enfant, de même que les vièles à archet et l’orgue positif. On retrouve ainsi des instruments à la symbolique ambivalente du côté « sinistre » (sinister en latin), alors que les instruments à « dextre » ont une symbolique beaucoup plus positive. C’est le cas des diverses cithares et psaltérions, dont la symbolique christique est évoquée par de nombreux théologiens et notamment les Pères de l’Église (saint Augustin par exemple). En effet, les cordes en boyaux tendues sur une caisse de bois par des clous évoquent le corps du Christ en croix. La thématique de la mort que Luc Charles-Dominique avait relevé auparavant avec les trompes est encore réaffirmée ici par l’intermédiaire du psaltérion. Et cette thématique est également rappelée par le manteau rouge de la Vierge qui évoque la Passion du Christ. Cette allégorie attachée aux cordophones se retrouve également dans la figure de David jouant de la harpe pour apaiser Saül ; l’évocation christique par le biais de l’instrument permet l’action curative du son (on retrouve cette idée dans un traité de démonologie allemand de la fin du XVe siècle écrit par deux dominicains). Cependant, contrairement aux instruments à vent, les instruments à cordes comportent une symbolique positive plus unilatérale (les vièles à archet sont cependant ambivalentes), pas uniquement grâce à leur symbolique christique, mais aussi grâce à la possibilité de jeu harmonique qu’ils offrent. La consonance, l’harmonie, est considérée comme une prière, une action de grâces, mais aussi une fusion des contraires qui, par l’utilisation d’intervalles, célèbrent le divin. La résonance participe aussi à cette dimension sacrée ; ainsi, Luc Charles-Dominique souligne que malgré la mauvaise réputation du métal (le diable est un forgeron), les cloches ont une symbolique très positive, car leur son est une résonance. Cette idée explique peut-être l’importance de l’écho dans l’acoustique des cathédrales, à tel point que la parole en devient presque inaudible. Ce climat de résonance remplissait peut-être une fonction sacrée.
      Si la symbolique positive des instruments bas (à cordes) est assez bien délimitée, en revanche, la symbolique négative des instruments hauts (à vent) est quasi-infinie. Malgré l’idée de souffle divin attaché à l’orgue, les aérophones sont rapprochés de divers vices et déviances : l’orgueil, la folie, la mort, l’érotisme, etc. Il est remarquable que cette classification symbolique des instruments hauts et bas, malgré quelques variantes régionales, est extrêmement stable et va perdurer jusqu’à l’époque baroque. Luc Charles-Dominique suggère que cette stabilité est due à la sémantique universelle de l’opposition haut et bas, qui est bien plus puissante que celle de la droite et de la gauche. Cette « géographie » se retrouve en effet à différents niveaux, y compris dans l’eschatologie.
R. Campin, la Nativité, inv CA 150 (c) Musée des Beaux-Arts de Dijon. Photo François Jay
         La Nativité peinte par Robert Campin dans les années 1420 pose un autre problème relatif à un instrument à vent particulier : la cornemuse, dont la symbolique est presque unilatéralement négative. Néanmoins, il est remarquable que cet instrument soit assez systématiquement représenté aux mains des bergers dans l’Annonce de la Naissance du Sauveur par un ange, puis dans l’Adoration des bergers (qui prend le pas sur l’iconographie de l’Annonce à la fin du Moyen Âge), malgré le fait que ce détail ne soit nullement mentionné dans les Évangiles de l’Enfance (Luc et Matthieu). Comment expliquer l’irruption d’un instrument si négatif dans la sphère religieuse ? Emile Mâle et Gustave Cohen ont suggéré que cet attribut récurrent dans l’iconographie était une influence du théâtre religieux des mystères, dont les éléments « pittoresques » étaient souvent transposés dans l’art figuré. Pierre Bec a, quant à lui, relevé l’utilisation de la cornemuse dans des événements religieux, principalement des processions et des fêtes de confréries. Toutefois, Luc Charles-Dominique précise qu’il ne faut pas pour autant considérer que la cornemuse subit un marquage religieux par ce biais ; il s’agit en réalité d’un marquage social. En effet, les instruments à vent sont généralement utilisés pour une mise en scène du pouvoir politique et à travers ces processions utilisant la cornemuse, c’est la puissance de l’Église qui est réaffirmée. D’ailleurs, les ménestriers et autres musiciens professionnels d’une cité étaient souvent embauchés par l’Église pour participer aux processions et notamment aux translations de reliques qui devaient exprimer un certain faste.

Luc Charles-Dominique ajoute que des inversions sont visibles dans cette classification des instruments hauts et bas, à une époque où l’entrecroisement des symboliques et le goût pour « le monde à l’envers » est caractéristique.

Luc Charles-Dominique a développé le thème de cette conférence dans son ouvrage : Musique savantes, musiques populaires. Les symboliques du sonore en France 1200-1750, Paris, CNRS éditions, 2006. Voir aussi son site internet : http://charlesdominique.wordpress.com/

• Ouverture de la recherche (avec les interventions de Sébastien Biay, Frédéric Billiet, Welleda Muller, François Picard, Thibaut Radomme, Frédéric Rantières, Jean-Christophe Valière) :
       La continuité avec l’Antiquité et l’opposition entre la musique apollonienne et dionysienne est remarquable, et de fait entre la corde (lyre) et le vent (aulos). Luc Charles-Dominique précise que ce binarisme n’est pas une spécificité européenne, puisqu’on le retrouve notamment dans la musique arabe.
    L’absence de recherches anthropologiques sur la classification organologique est soulevée. Néanmoins, les travaux de Mead et de Leach peuvent être éclairants pour mieux comprendre le binarisme de la classification des instruments en hauts et bas. En effet, les anthropologues expliquent que des éléments marginaux ne pouvant être intégrés aux deux catégories principales (A et B) peuvent créer une troisième catégorie (C), qui est frappée d’un certain tabou. Si on applique cette distinction aux instruments : en marge des instruments hauts et bas, on trouve beaucoup d’instruments populaires qui sont exclus des classifications symboliques proposées par les théologiens médiévaux. L’ambivalence et l’inversion de la symbolique des instruments sont de fait intéressantes à soulever (certaines trompettes, très sonores sont appelées « douçaines » par exemple), c’est pourquoi le modèle d’indexation de Musiconis qui prend déjà en compte les instruments hauts et bas, indiquera ces cas de figure particuliers.
       La distinction entre le haut et les bas est avant tout utilisée pour caractériser la voix. Frédéric Rantières remarque que cette distinction est déjà effective à l’époque carolingienne, dans un contexte où la transmission orale était la seule façon d’enseigner les chants latins aux chantres. De même que les instruments bas entretiennent un lien privilégié avec la célébration du sacré, la voix basse est considérée comme très religieuse. Chez Cassien, le croyant doit prier en silence, la prière intérieure étant plus « efficace » que la prière proférée. François Picard précise toutefois que la voix a son importance dans la célébration de la liturgie ; un prêtre perdant sa voix est ainsi démis de ses fonctions liturgiques ; certaines prières et la messe ont une importance sonore indéniable. Toutefois, les points de vue des théologiens divergent, puisque Érasme se plaint de l’usage des instruments de musique dans les églises. L’importance de la prière sonore et la mémorisation liée à la vocalité côtoie le discours mystique sur le silence et l’importance de l’oraison mentale.
          À propos de la résonance dans les édifices religieux et de son lien avec le sacré, Jean-Christophe Valière souligne qu’avec le Concile de Trente, cet écho très important dans les édifices religieux est combattu. La Contre-Réforme cherche à faire mieux entendre la voix aux fidèles et les nouveaux édifices sont conçus de façon à atténuer la réverbération du son.
Welleda Muller