mardi 19 mars 2013

Compte rendu du séminaire du 28 février

Chapelle Scrovegni, Padoue, vue du chœur
Une chapelle en forme de motet ? Giotto et Marchetto à l'Arena de Padoue
Bernard Vecchione

• Résumé de l'intervention:
     Dans une perspective d’ouverture réciproque entre histoire de l’art et musicologie, Bernard Vecchione choisi de travailler sur les relations entre deux œuvres contemporaines : les fresques de Giotto dans la chapelle des Scrovegni à Padoue et le motet Ave regina celorum de Marchetto da Padova (ms. Canonici Class. Lat. 112, folii 61v°-62v°, Oxford Bodleian Library) que l’on considère souvent comme le motet de dédicace de la chapelle, quoique l'hypothèse ait pu être contestée. Des correspondances entre la composition musicale et la chapelle ont déjà été pointées, mais il convenait d’aller plus loin dans l’analyse des relations entre les fresques de Giotto et le motet de Marchetto et la compréhension de l'événement anthropologique complet qui relie à l'époque gothique édifice de culte, décor, musique et liturgie dans un seul et même espace. L'intervention de Bernard Vecchione s’agence en trois moments. Il commence par une rapide description de la chapelle des Scrovegni et du motet de Marchetto ; puis rappelle les principaux éléments de la musicographie du motet de Marchetto qui conduisent à l’examen de ses relations avec la chapelle des Scrovegni ; et ajoute de nouvelles pistes de lecture qui renforcent l’idée que motet et chapelle se renvoient l’un l’autre au sein d’un même événement culturel dicté par l’anthropologie scolastique.
Enrico Scrovegni et Altegrado de' Cattanei
    La chapelle des Scrovegni (appelée aussi église de l’Arena) à Padoue a été construite entre 1300 et 1303, et consacrée en première dédicace à la Vierge de l’Annonciation ; le 25 mars 1303, à la fin des travaux. Puis Giotto fut engagé pour la décoration à fresques de l’intérieur de l’édifice qu’il a acheva en 1305, date de la seconde dédicace qui se précisa en « Sainte-Marie de la Charité de l’Annonciation ». Un vaste programme iconographique dote la chapelle d'une élévation tripartite. Au sommet une voûte étoilée est percée de 10 médaillons à l’effigie d’une Vierge à l’Enfant, du Rédempteur, de saint Jean-Baptiste et de 7 prophètes, et ceinte de 3 bandeaux de 11 figures bibliques chacun ; en intermédiaire, du chœur au revers de la façade et tout autour des deux murs de la nef, un cycle des Vies de Joachim et Anne, de la Vierge et Christ, se déploie en 40 scènes ; en soubassement, parmi des panneaux de faux marbre, 14 allégories en grisaille de Vertus et de Vices. La composition du cycle des Vies est chronologique ; elle commence en haut du mur Sud côté chœur par la scène de Joachim chassé du temple et, parcourant en trois cercles successifs les murs de la chapelle, s’achève en revers de façade par le Jugement Dernier. Enrico Scrovegni, riche marchand et commanditaire de la chapelle s’est fait représenté par Giotto au pied de la croix dans la scène du Jugement dernier, remettant une maquette de sa chapelle à la Vierge entourée de deux Anges, en compagnie d’un religieux, ermite de l’ordre des Augustins, que l’on a identifié à l’archiprêtre de la cathédrale de Padoue et chapelain privé des Scrovegni à l’Arena : Altegrado de’ Cattanei.   
Détail du folio 61v°, ms. Canonici Class. Lat. 112
(c) Bodleian Library, Oxford
   Le motet de Marchetto est connu d’après un manuscrit conservé à la Bodleian Library à Oxford ; daté de 1325 et signé du copiste Prosdocimo della Cittadella le codex renferme pour l’essentiel deux traités juridiques de Bellini da Milano, quelques rares interpolations de musiques monodiques et cette pièce polyphonique copiée aux folii 61v°, 62 et 62v°, en toute fin du manuscrit. L’hypothèse a été émise que ce motet serait celui de seconde dédicace de la chapelle des Scrovegni, le 25 mars 1305, sans que l’on puisse le prouver avec certitude malgré la signature du compositeur et la prière mariale en acrostiches respectifs du duplum et du triplum du motet, et la cohérence des dates d’activité de Marchetto à Padoue comme magister studiorum à la cathédrale (1305-1308) et la construction, la décoration de la chapelle et sa cérémonie de dédicace à la Vierge de l’Annonciation, le 25 mars 1305, une fois le cycle de Giotto achevé. Dans cette source unique, le motet s’agence en un dispositif polyphonique « à l’italienne », avec un ténor isorythmique instrumental en voix intermédiaire, encadré d’un duplum en voix grave et d’un triplum en voix aiguë. Jusqu’aux travaux d’Anne W. Robertson (1995) l’origine liturgique du ténor est demeurée inconnue. Il s’agit en fait de la clausule <Joseph> d’un Alléluia pour l’Annonciation, Gabriel angelus missus est, contrafactum très vraisemblablement  du XIIe ou du XIIIe siècle d’un autre Alléluia pour la Pentecôte, Spiritus Sanctus, datant lui très probablement du Xe ou du XIe siècle. La clausule d’Alléluia dont le motet est le contrafactum, comportait à la base dix-sept notes, mais Marchetto en a supprimé deux pour les réduire à quinze. Bernard Vecchione insiste sur le fait que ce motet est issu d’une sorte de « cascade » de réécritures aboutissant à l’idée d’une « glose permanente » des pièces musicales liturgiques, équivalente à celle de la bible étudiée dans sa thèse par Guy Lobrichon. La disposition des voix sur le manuscrit est très singulière. Le ténor est copié de façon très serrée en fin de quatrième portée de la seconde page ; il interrompt le duplum et déborde hors-portée dans la marge extérieure, alors qu’il reste des portées vides à la fin du motet. Bernard Vecchione s’interroge sur la disposition des voix sur les folii et sur le nombre des demi-portées de la consignation (1 pour le ténor, 9 pour le duplum, 18 pour le triplum) qui semblent correspondre aux caractéristiques de la métrique marchettine (1 longue pour 9 semibrèves et 18 minimes), mais sans qu’il trouve pour ceci de correspondance précise avec la chapelle de Giotto.   
    En 1974, Alberto Gallo, dans sa présentation du motet fait état de deux premiers hypotextes : la signature <MARCVM PADVANVM> en acrostiche du duplum, et en acrostrophe (au début de chaque strophe) du triplum, les quinze paroles de la prière mariale, qui, selon saint Luc forment la totalité du message de l’Annonciation transmis par l’Ange Gabriel à Marie. Bernard Vecchione rappelle au passage l’importance dans ce motet de Marchetto du chiffre 15, chiffre de la Vierge recevant les 15 paroles de l’Ange, que l’on retrouve dans l’agencement en 15 strophes du poème de la voix de triplum, mais tout autant dans la composition en 15 syllabes de chacune des strophes, dans les 15 notes du color <Joseph> du ténor de Marchetto, et le fait que la Vierge de l’Annonciation est le quinzième panneau du cycle des Vies de Giotto. En remarquant que la seule strophe du triplum qui fait entorse à la construction régulière du poème est la quatrième, celle qui commence par la parole <Plena> et dont le premier vers est hypercatalecte (un vers comportant une syllabe de plus), il insiste sur le rôle clef de ces entorses à la prosodie dans le motet médiéval pour inscrire du sens et rapproche cette incongruïté des remarques de Daniel Arasse sur les tableaux quoique plus tardifs d’Annonciation du XIVe et du XVe siècle. Aux deux hypotextes découverts par Gallo, Robertson en suggère un troisième. Dans le matériau rimique du triplum, <-Orum> / <-Ella>, elle remarque le nom de Joseph inscrit comme en filigrane par ses deux voyelles accentuées (O et E).
Marie se rendant dans la maison des parents de Joseph
   En 1999, Eleonora Beck émet l’hypothèse d’une correspondance entre le motet de Marchetto et les fresques de Giotto. Par exemple, Marie est représentée après son mariage traversant Jérusalem pour entrer dans la maison des parents de Joseph ; celui-ci n’est pas présent, mais il est évidemment suggéré, de la même façon qu’il est présent en filigrane du texte du triplum du motet. Eleonora Beck tente alors d’établir des liens entre le ténor du motet et le cycle peint des vies (de Joachim, Marie et Jésus) en proposant d’établir une correspondance terme à terme entre chaque mensura du ténor et chaque panneau du cycle des Vies de la chapelle. À partir de là, Bernard Vecchione se demande si la méthodologie de Beck est correcte. Les panneaux narratifs sont au nombre de 40, cependant Beck travaillant d’après la transcription de Gallo qui comporte (à tort) pour le ténor 39 mensurae, décide de ne pas prendre en compte la représentation du Jugement Dernier au revers de la façade. Bernard Vecchione corrige cette erreur en soulignant que le motet noté dans le manuscrit comporte bien 40 mensurae. Si les correspondances peuvent être mises en évidence, on peut alors supposer que le motet serait effectivement un motet de dédicace, dont la fonction était de chanter l’image de l’édifice consacré. Il convient de considérer l’édifice comme un élément appartenant à un tout comprenant des images, mais aussi de la musique, une liturgie précise, ainsi qu’une paraliturgie particulièrement riche puisque l’existence d’un mystère de l’Annonciation sur le parvis est attestée à la même époque.
   Bernard Vecchione propose alors de pousser plus loin la comparaison entre le motet de Marchetto et les fresques de la Scrovegni. Sur le mur sud, au bas de la croix, Giotto a peint un médaillon avec saint Augustin face à deux livres ouverts. Celui de gauche comporte de la pseudo-écriture, mais sur celui de droite il est possible de lire l’Ave Maria ainsi qu’un texte de laudes (peut-être d’origine franciscaine) en langue vernaculaire. Peut-être faut-il y voir un lien avec l’image de Cattanei à côté de Scrovegni, ainsi que l’indice de sa probable contribution au programme iconographique de la chapelle. Les trois panneaux à gauche du chœur avec Marie entrant dans la maison des parents de Joseph à Jérusalem, la Pentecôte et Jésus chassant les marchands du temps, évoquent à Bernard Vecchione les cascades de renvois à l’Alléluia comportant le mélisme de Joseph en color du motet. Dans la correspondance entre chapelle et motet, Bernard Vecchione va plus loin qu’Eleonora Beck en proposant de voir dans les tessitures des voix du motet un reflet de l’élévation tripartite de la chapelle (l’élévation elle-même induisant la polyphonie) ; ainsi, comme dans un dispositif scolastique, on aurait en soubassement la terre (duplum, signature du compositeur), en intermédiaire le cycle des Vies (ténor, clausule d’Alleluia) et la voûte céleste (triplum, message de l’Annonciation). De même qu’il voit dans l’agencement isorythmique du ténor (un premier énoncé du color, A, sa reprise complète, B, et sa reprise tronquée, C), un lien avec les trois temporalités cosmologiques de la scolastique : tempus, aevum et aeternitas ; comme il voit dans l’organisation interne de la talea de Marchetto (une séquence de valeurs en première moitié, sa rétrogradation en seconde moitié), un lien avec les deux temporalités éthiques de la scolastique : impietas, pietas. Le mot <Pi-a> enjambe au triplum entre les deux (m.3-4) ; de même que dans les sections équivalentes du cycle des Vies de Giotto se manifeste la piété d’Anne et celle de Joachim (scènes 3 et 4). Le ténor coloré doté d’une force narrative correspondrait alors aux 40 panneaux des vies, intermédiaires entre le ciel et la terre (y compris dans l’espace de la chapelle), le duplum (grave) renvoyant à la terre et aux panneaux des vices et des vertus (écartés jusqu’à présent des correspondances) et le triplum (aigu) à la voûte étoilée peuplée de figures bibliques de la chapelle. Outre ces liens généraux, Bernard Vecchione remarque des correspondances précises entre les panneaux et les énoncés successifs du color et de la talea dans le ténor. À chaque énoncé complet du color correspondent trois énoncés de talea, les deux premiers complets, le troisième tronqué. La section tronquée trouve aussi un écho dans les fresques qui conduisent à la naissance du Christ puis au chemin de croix. De même que la section terminale (CVII, m.35-40) correspondrait aux six derniers panneaux, de la Crucifixion au Jugement dernier. Chaque mensura du ténor fonctionnerait en miroir avec chaque panneau de Giotto, réalisant ainsi une « isorythmie picturale » avec les mêmes enjambements et les mêmes retournements que dans le motet de Marchetto.
Allégorie de la Justice
    Alors que les panneaux des vices et des vertus n’avaient pas été étudiés en analogie au motet, Bernard Vecchione associe le duplum, qui comporte quatorze vers disposés en sept distiques, aux quatorze allégories formant sept couples de vices et de vertus. Chez Giotto, ces allégories sont effectées de textes : nom des allégories et courts poèmes en glosant la signification. Ces inscriptions seraient-elles des sortes de « sous-texte » comme on peut en trouver dans le motet ? En effet, outre les trois hypotextes découverts par Gallo et Robertson, Bernard Vecchione a mis en évidence cinq autres hypotextes dans le motet. En acrostiche terminal du triplum on peut lire le nom abrégé de Marie (M.A.). De même que dans le matériau  rimique du duplum on trouve, en parallèle avec les noms de Joseph et Marie du triplum, les monogrammes d’Enrico Scrovegni (E.S.) et Cattanei (C.A.), ce qui pourrait être compris comme une façon de présenter l’œuvre au commanditaire et à celui qui a imaginé le programme musical et iconographique.
    Il ajoute que la polysémie marque de nombreuses œuvres de cette époque. Dans le manuscrit, des points articulent d’ailleurs la notation du texte, et ceux-ci semblent correspondre à des zones de signification : quatre pour le triplum, trois pour le duplum. D’où son idée de rechercher sous le texte des poèmes du motet de Marchetto les noms en « motets » des Vertus de Giotto. Dans l’orthographe des inscriptions des panneaux peints, on remarque des particularités qui semblent correspondre aux mots brisés du duplum ; par exemple le mot « IUSTI-CIA» est séparé en deux avec le préfixe signifiant et le suffixe abstrait, or les mots brisés du motet le sont souvent entre le sens et l’abstraction. Les noms des vertus peuvent également être trouvés à l’intérieur des zones de texte séparées par les points en commençant par la voix de triplum. Mais l’inscription est plus complexe pour la voix de duplum, où Marchetto s’éloigne alors des thèses franciscaines de Giotto (la Foi avant la Charité) pour inscrire le noms des vertus théologales en boustrophédon (de la justice terrestre à la justice de la Mère de Dieu)Enfin, une anagramme des acrostiches du duplum (<MARCVM PADUANVM> et <E.S> sept fois répété) dit la prière d’Enrico au Christ Juge et permet de mieux comprendre son état d’esprit et de celui qui certainement imaginé le programme liturgique de la chapelle et du motet : Cattanei.
   Bernard Vecchione conclut son intervention en posant le problème de la nature du motet de dédicace : double (comme on l’a trop souvent imaginé depuis les travaux de Charles Warren sur le Nuper rosarum flores de Du Fay), ou glose de l’édifice consacré ? Si, sur la foi des ressemblances entre ce motet composé par Marchetto et la couverture à fresque par Giotto de la Scrovegni, on peut raisonnablement penser que cette pièce de Marchetto est bien le motet de dédicace de la chapelle, il y a cependant entre motet et chapelle des dissemblances qu’on ne peut négliger et qui montrent que ce motet a une fonction plutôt de glose que de copie littérale de la chapelle à consacrer. Il nous faut par ailleurs tirer leçon de la réciprocité de la construction isorythmique entre cycle des Vies et ténor du motet. Si le motet reproduit la construction isorythmique du cycle des Vies de Giotto, celui-ci se construit selon la forme d’un motet isorythmique en dispositif « à l’italienne », laissant penser que les liens avec la scolastique du XIIIe siècle sont forts dans les deux œuvres et que ceux-ci montrent que l’idée d’isorythmie était déjà dans les esprits dès la première décennie du XIVe siècle, tant chez les musiciens que chez les peintres mêmes. L’ornementation de la chapelle et la composition du motet vont de pair pour constituer une glose de la liturgie de l’Annonciation. La collaboration des deux artistes, Giotto et Marchetto, paraît également évidente, avec l’intervention clef de Cattanei en « maître d’œuvre » du programme de l’événement.

• Ouverture de la recherche (avec les interventions de Frédéric Billiet et d'Isabelle Marchesin) : 
    Le Moyen Âge est un contexte marqué par la réécriture et la glose permanente. Pour comprendre la signification profonde des images, de la musique et des textes il convient de s’en remettre à une « lecture libre » en ayant à l’esprit l’intention de l’auteur, de l’image et du spectateur de l’époque. Le lien entre destinataires et œuvres étant d’autant plus important que ces œuvres étaient justement capables de s’adresser à différents destinataires qui en avaient des lectures plus ou moins profondes et subtiles.
   Le lien entre musique et image dans un édifice religieux du Moyen Âge ne doit pas être négligé et, de fait, il n’est pas si étonnant de trouver des interactions entre des œuvres de différentes natures.
   Frédéric Billiet indique que les compositeurs ont parfois un temps de retard sur les théoriciens, des éléments issus de la scolastique du XIIIe siècle sont de fait encore visibles tant chez Cattanei que chez Giotto et chez Marchetto, tout en marquant déjà chez eux une évolution qui sera sensible dans la scolastique tardive du XIVe siècle.
   La problématique de l’opposition entre herméneutique et épistémologie est soulevée dans le cadre d’une méthode de recherche. Bernard Vecchione précise qu’il ne cherche pas à démontrer, mais à mettre en évidence la densité symbolique de deux œuvres que l’on peut lier. D’autant plus à une époque où les compositions musicales deviennent si complexes qu’elles dépassent les facultés mnémoniques et doivent être « incarnées » non seulement par l’écriture, mais aussi peut-être par des dispositifs architecturaux et iconographiques.
Welleda Muller