samedi 22 novembre 2014

Compte rendu du séminaire du 14 mai 2014

Recherches récentes en archéo-lutherie : psaltérion, monocorde et vièle en huit. Usages, contextes et techniques de jeu
Domitille Vigneron et Olivier Féraud


Domitille Vigneron (viéliste et chanteuse, luthière au sein de Flor Enversa) et Olivier Féraud (luthier, musicien et chercheur) sont membres de l'ensemble Flor Enversa (ensemble spécialisé dans les troubadours des XIIe et XIIIe siècles) et de l'association Apemutam.

Lors du  séminaire du 14 mai 2014, deux musiciens de l'ensemble Flor Enversa ont présenté leur approche de l’interprétation de la musique médiévale qui se situe au carrefour de la pratique musicale, de la lutherie, de  l’archéologie et de l’iconographie. La démarche des musiciens-luthiers de Flor Enversa est à la fois empirique et intellectuelle dans toutes les étapes du travail qu’il soit scientifique, artisanal ou musical. Ces musiciens fabriquent eux-mêmes leurs instruments et pour la reconstitution des instruments anciens, ils utilisent des sources diverses comme l’archéologie musicale, les traités de musique et  l’iconographie, principalement les sculptures et les miniatures médiévales. Pour la pratique instrumentale et les modes de jeu, ils s’inspirent souvent des travaux des ethnomusicologues observant les musiques traditionnelles d’autres pays.

Dans la première partie du séminaire, Olivier Féraud a présenté son engagement dans le projet Instrumentarium de la Cathédrale de Chartres pour lequel il devait reconstituer un psaltérion et un monocorde d’après les  sculptures des portails de la Cathédrale. Le monocorde  sur le portail ouest est une des plus anciennes sculptures de l’instrument et elle date du XIIe siècle. Le psaltérion a été reconstitué à partir de sa représentation sur une colonne du portail sud sculpté au XIIIe siècle. Ces deux instruments sont actuellement  conservés au musée des Beaux-arts de Chartres.



Après avoir abordé la problématique de la filiation de ces deux instruments et quelques autres témoignages de leurs représentations, Olivier Féraud a proposé une lecture iconographique de la sculpture qui se situe dans le portail royal de la Cathédrale. Le luthier  distingue deux plans : d’une part, le carillon suspendu et le monocorde posé en arrière-plan représentant la musique spéculative (musica theorica) ; d’autre part la vièle et le psaltérion au premier plan représentant la musique pratique (musica pratica).





Olivier Féraud a ensuite montré quelques photos et schémas des étapes de la fabrication du monocorde. Le fait que l’instrument soit encastré dans le mur rendait difficile le calcul des dimensions et il a  d’abord  fallu les calculer en prenant en compte le rapport entre la taille de la sculpture et la taille réelle (1/3 : proportion moyenne sur le portail royal) et les proportions respectives entre les instruments et le buste du personnage musicien sur la sculpture. Les mesures manquantes (la largeur notamment) sont calculées symétriquement d’après les parties saillantes de la sculpture. A partir des dimensions établies, le luthier obtient le tracé de l’instrument qui sert à fabriquer un patron en carton. Ensuite arrive l’étape de la fabrication proprement dite : creuser et sculpter le bois pour donner forme à l’instrument.

Avec une corde unique, quel pouvait être le rôle du monocorde en tant qu’instrument de musique? Sur la sculpture, le chevalet est placé au milieu de l'instrument et divise alors la corde en deux octaves. Olivier Féraud a relevé quelques citations historiques pour illustrer des emplois pédagogiques potentiels. Le monocorde pouvait servir de professeur « muet » pour l’apprentissage et la lecture des chants, comme un guide-chant plus efficace que la voix pour donner la note que l’on cherche ou tout simplement comme un instrument de théorie musicale par excellence. La corde est pincée à l’aide d’un plectre, terme dont l’étymologie pourrait souligner, selon Isabelle Marchesin, le lien  entre la  musique et l’écriture.

Le deuxième instrument présenté par Olivier Féraud est le psaltérion représenté à Chartres dans la série  des  vieillards de l’Apocalypse au portail sud de la Cathédrale. L’instrument  reconstitué est taillé dans une seule pièce de bois de cerisier. La longueur des cordes et l’accordage ont posé des problèmes nécessitant de recourir au calcul des divisions du monocorde et Olivier Féraud a fait allusion à une proportion « dorée » qui aurait pu intervenir dans la proportion du tracé global du psaltérion.

Dans la deuxième partie du séminaire,  Domitille Vigneron a présenté des vièles en huit et autres vièles sans touche reconstituées par l’ensemble Flor Enversa (co-réalisations Domitille Vigneron-Thierry Cornillon-Olivier Feraud). Selon elle, la démarche de Flor Enversa est différente de celle d'un luthier traditionnel qui va rechercher un certain son : Flor Enversa reconstitue des instruments et les utilise avec leur son unique. Il faut éviter les idées reçues, rester ouvert, expérimenter, découvrir et jouer… 

Elle met en perspective différentes vièles sans touche, et montre des exemples sur chacune. Tout d'abord une vièle en huit, instrument  sans touche et généralement  joué « da gamba ». Pour la technique et la façon de jouer (« da gamba ») Domitille Vigneron s’inspire des modes de jeu des instrumentistes des musiques traditionnelles du monde. Elle applique deux techniques de pression sur la corde : le « crochetage » ou la technique « glissée » inspirée des musiciens du Rajasthan. Elle peut aussi utiliser le pouce.
Il est intéressant de noter que la très grande taille de l'archet observée avec ces vièles en huit est très utile dans le jeu. Ces vièles peuvent s'accorder selon différents registres, graves ou aigus, ce qui change leur couleur. Les contextes de jeu observés sont variés.

 Elle a ensuite présenté deux autres types de vièles à archet sans touche:
- une vièle piriforme  (d'après un coffret de mariage de Vannes du XIIe siècle) jouée à bras, à 3 cordes. Dans la position de jeu à bras, seul le jeu crocheté fonctionne, les cordes étant hautes au dessus de la touche. Il en résulte un timbre différent du jeu appuyé, plus suave et doux.
- un rebec (reconstitution d'après une sculpture sur XIVe siècle du château de Puivert) : pour celui -ci, le choix a été fait de lui donner une très légère courbe qui rend possible le jeu appuyé comme s'il y avait une touche.
Il est intéressant de voir que ces instruments sans touche sont très fréquents dans l'iconographie médiévale, et que cette absence de touche n'est pas forcément un oubli. Il peut en résulter des sonorités et modes de jeu différents qui viennent enrichir la palette sonore habituelle des instruments avec touche.

Toutes ces études, à la fois pratiques et théoriques, sont fondées sur des témoins visuels. Cette démarche interdisciplinaire donne aux musiciens de Flor Enversa de nouvelles possibilités très intéressantes dans l’interprétation de la musique médiévale.

Hanna Varkki & Anna Zakova
étudiantes en master 2 de musicologie


mardi 18 novembre 2014

Appel à communication, Colloque Musiconis

Appel à communication, Colloque Musiconis, 11,12 et 13 juin 2015 à Chartres
Les figurations visuelles de la parole, du son musical et du bruit, de l’Antiquité à la Renaissance


Le colloque Musiconis propose la prise en compte de tous les types de signes visuels qui sont susceptibles de rendre compte de la nature des sons auxquels ils se réfèrent, qu’ils soient figuratifs, mathématiques, graphiques, calligraphiques, épigraphiques, chromatiques, ornementaux, compositionnels, substantiels, etc. Avec la même liberté, les communications présentées pourront concerner tous les types de supports visuels, de l’art monumental aux objets d’art et peintures de manuscrits.
Les chercheurs intéressés par l’appel à communication ci-joint pourront adresser leur projet de communication (3000 caractères maximum) à Frédéric Billiet et à Isabelle Marchesin avant le 31 janvier 2015.


Call for papersMusiconis Conference, 11, 12, and 13 June 2015 in Chartres
The visual representation of speech, sound, and noise from Antiquity to the Renaissance
The Musiconis conference will take into account the conveyance of sound through all types of visual representation, whether figurative, mathematical, graphic, calligraphic, epigraphic, coloristic, ornamental, compositional, substantive or other means. The conference presentations may address all visual media, from monumental art to objects and manuscript illumination.
To propose a paper, send an abstract of no more than 3000 characters to Frédéric Billiet and Isabelle Marchesin by January 31, 2015.



Comité scientifique/Program committee
Dorothea Baumann (Université de Zürich)
Frédéric Billiet (IReMus-Université Paris-Sorbonne)
Susan Boynton (Columbia University)
Florence Gétreau (IReMus-CNRS)
Nicoletta Guidobaldi (Alma Mater Studiorum-Università di Bologna)
Isabelle Marchesin (INHA-Université de Poitiers)
Claude Montacié (STIH-Université Paris-Sorbonne)
Christophe Vendries (Université Rennes 2-LAHM)

Comité d’organisation/Conference organizers
Sébastien Biay (CESCM-Université de Poitiers)
Frédéric Billiet
Isabelle Marchesin
Xavier Fresquet

mercredi 17 septembre 2014

Compte rendu du séminaire du 30 avril


Le pouvoir du chant liturgique à l'époque carolingienne
Frédéric Rantières

La question du pouvoir du chant liturgique dans une époque donnée fut le point de départ de cette recherche. Frédéric RANTIÈRES a choisi de se concentrer sur l’époque carolingienne, en raison de l’étendue considérable des corpus textuels qu’elle présente aujourd’hui sur le chant ecclésiastique de l’Église latine. Il nous a présenté ainsi le fruit de  ses recherches témoignant d’une distinction entre trois grands courants de pensée qui diffèrent des trois approches que l’on trouve généralement dans l’historiographie sur le chant grégorien.
            1) Le premier courant prend racine dans la théorie platonicienne des nombres qui sont à l’origine du rythme des mots, de l’ambiguïté du nombre et de la manière dont se manifeste le son dans la parole, dans le rythme en lui-même et dans le rythme des mots latins.
            2) Le courant liturgique se concentre pour sa part sur la manière dont l’image doit être présente à l’esprit du chantre lors de l’acte vocal. Un pouvoir symbolique et affectif est ainsi attribué à chaque acte vocal en référence à une figure biblique. Cette méthode d’interprétation nous interroge sur la manière dont le chantre peut s’inspirer de ces figures pour interpréter le chant.
            3) Le courant didactique étudie quant à lui la manière dont les chantres doivent mettre en pratique le chant et transmet des préceptes utiles à sa pédagogie. Il nous interroge également sur la façon dont les sons doivent s’harmoniser entre eux selon la théorie des modes, de sorte que l’harmonie (concentus) qui s’en dégage exerce un charme voire un pouvoir sur l’auditeur.
Le premier courant est le fruit de la relecture carolingienne des six livres du De musica d’Augustin, qui s'est intéressé dans cet ouvrage aux rythmes des mots et des vers de la langue latine. Cela intéresse en premier lieu les pédagogues du latin et du chant liturgique qui trouvent dans le nombre des syllabes et l’alternance des valeurs longues et brèves l’origine de la bonne modulation du chant, le bene modulandi ou bene movendi, l’art de bien moduler ou de bien mouvoir la voix :
« La musique est la science de la bonne modulation (De musica I, II, 2) ». C’est pour cela que la modulation est nommée de cette manière. Il n’existe pas de mesure autrement que dans les choses qui se produisent par un mouvement. Voilà pourquoi il convient de dire que la modulation est une certaine maîtrise du mouvement. Par conséquent, la science de la modulation est la science du bon mouvement[1]. »
Le mouvement des valeurs longues et brèves et des intervalles que l'on entend dans la modulation reparaît dans la conclusion du 5ème  et l’introduction du 6ème livre de saint Augustin sur la musique sous l’angle de la métaphysique plotinienne[2]. Dans Le 6ème  livre, les rythmes des mots sont comme les images sensibles des nombres éternels. Cette explication philosophique présente la notion de nombre éternel comme une entité immatérielle qui serait à l’origine de tout nombre sensible résonnant dans les rythmes. Augustin précise que les nombres éternels résident dans l’âme de manière incorporelle. L’expérience sensible des nombres éternels et leur connaissance abstraite sont censées extraire la conscience des sens de la chair et la faire s’élever jusqu’à la contemplation du monde éternel qui ne relève plus des sens, en la faisant se tourner vers un amour immuable de la vérité et de Dieu.
Pour les auteurs carolingiens, le rythme bien prononcé développe le pouvoir anagogique qui se tient en germe dans la vertu intrinsèque du texte biblique. Le rythme bien prononcé permet en fin de compte d’amplifier les propriétés divines du texte. Isidore de Séville (560-636), qui servira de première référence aux auteurs carolingiens, reconnaît que la propriété divine du texte est censée à elle seule déclencher le sentiment de piété[3]. Si l’interlocuteur n’est pas réceptif au message divin, le chant peut néanmoins canaliser son attention et lui transmettre le sentiment que véhicule le message divin, en référence au Xe livre des Confessions de saint Augustin, « afin que par les plaisirs des oreilles, l’esprit plus affaibli s’élève vers le sentiment de piété »[4].
Le chant liturgique devient ainsi un moyen de préparer le fidèle à mieux recevoir le message religieux, en opérant en lui une sorte de lâcher-prise. Les actes auxquels son texte se réfère confèrent de même à la voix tout son pouvoir symbolique. Des figures bibliques tel David servent également d’autorité et légitiment le pouvoir institutionnel du chantre, le prophète étant selon l’adage d’Isidore « le premier des chantres et le trésor des psaumes »[5]. Chez un auteur comme Amalaire de Metz, le chantre opère chez l’auditeur un chamboulement affectif tel que l’on pourrait le comparer à celui que provoque le laboureur lorsqu’il retourne la terre avec le soc de sa charrue[6].
Quant au courant didactique, le traité le plus important reste la somme de la Musica disciplina[7]. Son auteur, Aurélien de Réome, s’intéresse tout particulièrement à la structure et aux paramètres de la phrase musicale, à l’appui de la grammaire et des mathématiques. On y trouve notamment les termes ‘note’ et ‘ton’. Ce dernier désigne la plus petite partie de la phrase musicale, en comparaison avec la lettre qui forme les mots de la phrase et l’unité qui constitue la chaîne des nombres. Ce courant se concentre essentiellement sur les paramètres qui concourent à la bonne mise en acte du chant ecclésiastique, à l’appui des préceptes transmis par Boèce dans le De institutione musica.

 Mohamed Hamrouni
étudiant en master 2 de musicologie




[1] Augustin, Aurellii Augustini Praecepta artis musicae, éd. par Giuseppe Vecchi (Bologna, Italie: A. M. I. S., 1986) I, 5-16, p. 1-49, p. 19.
[2] Augustin, La musique, De musica libri sex, dans Œuvres de saint Augustin, éd. par Guy Finaert et François-Joseph Thonnard (Paris, France: Desclée De Brouwer, 1947) V, 28, p. 348-349; VI, I, 1, p. 356-357; VI, 2, p. 360-361.
[3] Isidore de Séville et Pierre Cazier, Sententiae (Turnholti i.e. Turnhout, Belgique: Brepols, 1998) III, 7, De oratione, p. 33, p. 228.
[4] Augustin et Aimé Solignac, Confessions, trad. par Eugène Tréhorel et Guilhen Bouissou (Paris, France: Etudes augustiniennes, 1992) X, 33, 50, 9-10, p. 230-231.
[5] Isidore de Séville, Sancti Isidori episcopi Hispalensis De ecclesiasticis officiis, éd. par Christopher M. Lawson (Turnholti i.e. Turnhout, Belgique: Brepols, 1989) I, V, De psalmistis, 1-10, p. 6.
[6] Amalaire de Metz, De officio missae, dans Amalarii episcopi opera liturgica omnia, éd. par Jean Michel Hanssens, 3 vol. (Città del Vaticano, Saint-Siège (Etat de la cité du Vatican): Biblioteca apostolica vaticana, 1948) II, Liber officialis, XI, 14, 31-33; XI, 20-21, 35-6, p. 296-299 .
[7] Aurélien de Réome, Musica disciplina, par Lawrence Gushee (AIM, Corpus scriptorum de musica 21, 1975).

lundi 30 juin 2014

Compte rendu du séminaire du 30 avril

La performativité du chant liturgique carolingien dans les sources philosophiques, liturgiques et didactiques
Frédéric Rantières

La thèse de Frédéric Rantières propose une étude des traditions manuscrites carolingiennes relatives au chant liturgique. L’étude des trois courants qui se dégagent de sa recherche nous permet d’aboutir à une synthèse des conditions de la performativité du chant grégorien à l’heure carolingienne.

Quels sont les trois courants représentés dans la tradition manuscrite ?

Le premier courant est celui qui est centré autour de six livres du De musica d’Augustin. Les cinq premiers livres consacrés au rythme des mots et des vers intéressent en particulier les pédagogues du latin et du chant liturgique, qui voient dans les nombres des syllabes et dans l’alternance des valeurs longues et brèves qu’elles font entendre l’origine de la bonne modulation du chant. Les rythmes qui ressortent des mots deviennent dans le sixième livre comme les images sensibles de nombre éternels, qui résident dans l’âme sous forme d’entités incorporelles.
L’approche augustinienne du rythme devient ainsi le germe du renouveau de la réflexion philosophique sur le rythme du latin, que l’auteur investit d’un pouvoir anagogique. Chez les auteurs carolingiens, la propriété anagogique du rythme est à l’origine de la vertu intrinsèque du texte biblique, que le chantre décuple par l’art de la modulation.

Le second courant appartient à la littérature herméneutique sur la liturgie. Les auteurs inscrits au sein de ce mouvement très prolixe cherchent à interpréter la signification des actes accomplis durant la liturgie, et attribuent notamment à l’acte vocal une fonction symbolique, qui lui confère son pouvoir au sein du rituel.
Les auteurs entrecroisent ce système de pensée avec une réflexion continue sur le pouvoir affectif que le chant exerce sur les auditeurs, en vue de déclencher le sentiment de la componction. Ce terme qui est mal connu aujourd’hui, désigne une étape importante par laquelle le fidèle se convertit intérieurement à Dieu.
Dans les sources interprétatives, c’est en somme la componction qui constitue la condition essentielle du pouvoir affectif du chant, dans la mesure où elle renforce la puissance du sentiment qu’il véhicule. La prise en considération du pouvoir physique des sons, en tant que rythme des mots et modulation de tons, et de leur interaction avec le sentiment qu’exprime le chanteur est caractéristique du courant herméneutique, qui présente au lecteur une approche équilibrée de trois paramètres de la performativité du chant. Cet aspect ne se retrouve pas dans la littérature didactique, qui traite le chant grégorien sous le seul angle de sa nature matérielle, en mettant le plus souvent de côté ses fonctions affective et émouvante.

Le troisième courant regroupant les premiers traités didactiques sur le chant ecclésiastique est encore naissant à l’époque carolingienne. Certaines études sur le chant grégorien ont trop souvent tendance à réduire leur approche de cette tradition à cette étape de rationalisation du son musical, qui bien qu’importante, ne doit pas occulter les autres courants de réflexion. L’apport de cette méthode d’analyse fut une avancée très importante vers la conceptualisation des paramètres qui organisent la phrase chantée. Elle est à l’origine de l’emploi dans la pratique du chant de termes qui font date dans l’histoire de la musique comme ceux de « note » et de « ton », dont l’usage médiéval a perduré sans discontinuer jusqu’à aujourd’hui. Les auteurs déterminent les paramètres que le praticien avisé doit respecter au moment de l’acte vocal. Ces derniers résident pour l’essentiel dans la maîtrise des intervalles entre les sons, dans l’application de la théorie des huit modes byzantins qui assurent l’unité entre les versets de la psalmodie et les antiennes, ainsi que dans le respect scrupuleux des normes de prosodie, transmises par les grammairiens antiques et tardo-antiques.

L’intention intérieure demeure au centre des raisonnements, notion forte de la Règle de saint Benoît, et constitue la clé permettant d’entrer dans le discours carolingien sur les affects du chant grégorien. Sa vertu réside dans le fait de déclencher la componction chez les auditeurs, et de favoriser en eux le processus de conversion intérieure vers Dieu. Les concepts augustiniens de bene dicere et de bene modulandi apportent également aux commentateurs des données sur le pouvoir intrinsèque du chant, que le chantre décuple au moyen de son art vocal. Les données reprises du De musica servent pour l’essentiel de fondements à la dimension artificieuse de la voix du chantre, qui réactive au moment de l’acte les propriétés internes du texte biblique et de l’harmonie contenue dans la modulation.

Cette thèse propose donc d’établir une synthèse des paramètres qui interagissent dans la question du pouvoir du chant grégorien à l’heure carolingienne.



Aymen LOUATI
étudiant en Master 2 musicologie

vendredi 27 juin 2014

Compte rendu du séminaire du 30 avril

La représentation du Verbe à l'époque carolingienne : Verbe en image et images du Verbe.
Anne-Orange Poilpré


Introduction
Dans le christianisme médiéval, confronter l'infinie beauté du Verbe divin et la basse matérialité de l'image, la non noblesse des matériaux, pourrait paraître contradictoire. En effet la représentation de Dieu est en principe interdite dans les religions monothéistes. Dieu est invisible, il est impossible de le contempler ni de le nommer. Dans l’Ancien Testament, Dieu se manifeste à l'humanité surtout de façon sonore, par la parole : il est le Verbe, il est à la fois intérieur et extérieur à l’univers. Lorsqu'il se manifeste de façon visuelle, c'est sous la forme de phénomènes surnaturels, comme une colonne de feu (traversée de la mer rouge par les Hébreux), ou d’un buisson (Moïse et les dix commandements).

Par ailleurs, dans le cadre de la production d'images au Moyen-Âge, il faut rappeler que transformer de la matière était considéré comme n'étant pas aussi noble que de produire et manipuler de la pensée.  Pourtant la représentation iconographique de Dieu relève d'un lieu commun depuis le IIIe siècle tant en Occident  qu'en Orient. Le Christ devient une image parfaite de Dieu le Père, puisqu'il est le Verbe incarné. Dans la mesure où Dieu traverse la condition humaine (par son incarnation dans le Christ) une dialectique s'instaure entre l'invisible et le visible incarné. C'est alors que la présence de Dieu parmi les hommes a cherché à être représentée. Le témoignage des actions du Christ est transcrit dans les Évangiles, pour les générations à venir. Pour les penseurs médiévaux, l'Ancien Testament préfigure le Nouveau Testament "pour qui sait le lire". Dans les bibles ou évangéliaires carolingiens, les illustrations vont donc mettre en lien le figuré (l'image), le verbe (le texte) et le Verbe (la parole divine.)

Le corpus étudié comprend les illustrations d'une série de manuscrits écrits pendant le règne de Charles le Chauve (début du IXe siècle à 877, mort de Charles le Chauve). Ils proviennent du scriptorium de St Martin de Tours. Les manuscrits composés dans cette abbaye étaient destinés aux grands personnages de l'époque (roi, pape...),  ils sont donc très précieux, de grandes dimensions et richement enluminés. Une volonté de fidélité à la vulgate de saint Jérôme se manifeste dans l'édition et la correction des textes bibliques par Alcuin.

Avant l'époque carolingienne, les premières églises paléochrétiennes vont aborder la visibilité du divin de deux façons : d'une part, de façon synthétique (notions théologiques et règne divin) et de l’autre, de façon narrative, comme illustration des textes. 

Les images synthétiques
Les images synthétiques donnent à voir des choses invisibles, des abstractions mentales. En effet, comment représenter le règne christologique, qui se place hors de toute conception temporelle? Nous avons ainsi une production conceptuelle et non narrative. On ne peut comprendre les images que si l'on effectue une lecture approfondie des textes qui les accompagnent.

Dans les manuscrits carolingiens, l'un des exemples les plus fréquents de ces images synthétiques est la Majestas Domini (Christ/Dieu en majesté), comme par exemple dans la Bible de Moutier-Grandval (Brit. Mus. add. 10546 f 352v). Le Christ est représenté au centre de l'image, à l'intérieur d'un médaillon, assis sur un globe et tenant en ses mains un livre. Cet ensemble est à l'intérieur d'un losange. Aux quatre coins (selon les axes vertical et horizontal) se trouvent les quatre Vivants. Dans les quatre coins du rectangle qui délimite l'image se trouvent les quatre prophètes Isaïe, Daniel, Jérémie et Ezéchiel dans des cercles.

La figure du Tétramorphe apparaît dans le quatrième chapitre de l'Apocalypse de Jean. Ce sont les Vivants, quatre créatures ailées (un lion, un taureau, un aigle et un homme). Ils sont associés aux évangélistes dès le IIe siècle. Irénée de Lyon dans Contre les hérésies, voit la présence divine dans la création du monde par la récurrence du nombre quatre : les quatre parties du monde, les quatre points cardinaux, les quatre vents... L'église est elle-même soutenue par quatre colonnes qui soufflent l'incorruptibilité. Il montre ainsi la nécessité et la perfection d'une quaternité. Les quatre évangiles sont donc les quatre formes d'un même témoignage, comme la créature à quatre physionomies (lion/taureau/aigle/homme) de la première vision d'Ezéchiel qui inspira les quatre Vivants de l'Apocalypse. C'est à cette époque que l'association des évangélistes au Tétramorphe s'opéra. Les quatre créatures forment un tout, comme la cohérence des quatre Evangiles, et chacun des quatre évangélistes décrit la vie du Christ selon son tempérament.  Cette quaternité est à la fois nécessaire et cohérente.

On retrouve cette même analyse de la symbolique du chiffre quatre chez Jérôme, Ambroise et chez plusieurs autres exégètes de l'antiquité tardive. Ces auteurs ne commentent que très peu le texte de l'Apocalypse mais lorsqu'ils parlent des évangiles, ils évoquent tous ces créatures. Le Christ représenté avec le Tétramorphe est une des plus anciennes représentations synthétiques de l'art chrétien.

La plus ancienne occurrence de la Majestas Domini se trouve dans l'abside de l'église Sainte Pudentienne à Rome (mosaïque du début du Ve siècle). Le Christ en gloire est représenté au milieu du collège des apôtres. Au-dessus d'eux, sont représentés les quatre Vivants. Ce collège apostolique est une représentation de l'église primitive et de l'église idéale. Sa présence sur l'abside instaure une filiation spirituelle entre les apôtres, le clergé et les fidèles. Le clergé a ainsi un lien avec le Christ dans son ascendance avec celui-ci. Du reste, les premiers évêques étaient les apôtres. 

Dans l'iconographie des IIIe et IVe siècles, par exemple sur les tombeaux des catacombes, seuls Pierre et Paul sont reconnaissables grâce aux traits caractéristiques de leur visage. En revanche, le Christ est seulement identifiable par l’action qu'il est en train d’accomplir et non par sa physionomie. Dans les catacombes de Naples, un médaillon datant de 450 représente la croix avec le Tétramorphe. A l'époque carolingienne, l'iconographie du Christ avec le Tétramorphe ne s'exprime plus seulement à l'échelle monumentale mais également à l'échelle plus réduite des manuscrits. On trouve par exemple le Tétramorphe dans les représentations des évangélistes-auteurs au travail. L'auteur écrit et au dessus-de lui, son Vivant associé tient un phylactère. 

Dans la Bible de Bamberg, nous avons une variante intéressante de la Majestas Domini : il s'agit d'un  agneau en lieu et place du Christ avec les instruments de la passion. Cette représentation détermine, au cœur du système symbolique, la vision sacrificielle et rédemptrice de la Passion. L'agneau représente la victime parfaite, le Christ, qui va complètement transformer la destinée du monde. Le calice présent sur l'image évoque celui dans lequel a été recueilli le sang du Christ. Cette coupe établit donc un lien étroit entre la vie du Christ, sa Passion, et le culte car c'est bien un calice qui est utilisé pour la transsubstantiation du vin en sang du Christ lors de la messe. Ici encore c'est l'approche conceptuelle qui prime sur le narratif.  

A l'époque carolingienne, il est important de noter que nous assistons à l'apparition d'un nouveau motif, le losange ou carré sur coins, qui vient structurer certaines images au centre desquelles apparaît le règne du Christ. Ce type de losange devient récurrent dans les manuscrits tourangeaux, notamment dans les bibles commandées par de grands commanditaires tels le Pape, Charlemagne etc... Dans les écrits d'Alcuin et de Raban Maur, le losange est considéré comme une représentation du monde car c'est une figure à quatre cotés, quatre coins (les quatre parties du monde, les quatre points cardinaux). Le losange prend aussi un sens d'ordre symbolique : la géométrie, les mathématiques permettent de comprendre le monde qui a été créé par Dieu selon le nombre le poids et la mesure (Sg XI,21). De par l'Incarnation, un nouvel ordre est donné par le Christ au monde, comme l'atteste la position assise du Christ sur le globe-monde terrestre. La présence du Christ au centre de ce losange lui donne la position d'étalon, de mesure du monde.

La Majestas Domini de la bible de Moutier Grandval ouvre le Nouveau Testament. Elle symbolise l'idée d'incarnation de Dieu par le Christ : Dieu devient donc visible. La présence du Tétramorphe-évangélistes ainsi que celle des quatre grands prophètes qui annoncèrent le Messie assure une ascendance divine aux textes de l'Eglise. Cette représentation affirme la cohérence entre Ancien Testament et Nouveau Testament, et confirme la véracité des évangiles et leur caractère spirituel fondamental pour la communauté des croyants. Cette image synthétique revêt donc un fort caractère dogmatique, par l'exégèse qu'elle propose dans la réunion Ancien/Nouveau Testaments.

Les images narratives
Après avoir pris conscience de la force conceptuelle des images synthétiques, nous constatons qu'il existe également une approche narrative des images, mais qu’elle concerne uniquement l'Ancien Testament. Il n'existe aucune image narrative dans le Nouveau Testament. Dans les manuscrits tourangeaux, on trouve de telles enluminures sur le frontispice du livre de la Genèse. Il est divisé en quatre registres qui relatent l'histoire d'Adam et Eve au jardin d'Eden jusqu'à ce qu'ils en soient chassés. Sont représentés la création d'Adam et Eve, l'avertissement divin au sujet du fruit de l'arbre, l'interdiction bafouée et les anges qui les chassent du paradis. A partir de ce moment, ils ne sont plus nus : ils portent des vêtements, et deviennent des mortels. Exceptés les Majestates, c'est le seul endroit de la Bible où Dieu est représenté sous la forme du Christ. Le Verbe est à l’œuvre dans la Création : il façonne Adam et Eve, il partage avec eux un espace oral et visuel concret. Mais lorsque cette cohérence est rompue par le péché, Dieu disparaît. Par la suite, il ne va plus se manifester de façon visuelle mais sonore. Par exemple, dans la Bible de Bamberg (830), nous avons une main qui surgit de l'angle du dernier registre, alors que juste au-dessus, Dieu est bien visible. En sortant du paradis, l'humanité a perdu le contact visuel et physique avec Dieu. Ce contact physique et visuel sera rétabli par le phénomène de la réincarnation.

Au fil des textes, nous avons d'autres représentations où seule la main de Dieu apparaît, comme celle de Moïse recevant les Tables de la loi. Il faut rappeler que la prise de parole, depuis l'Antiquité et au sein du christianisme, est représentée par un doigt levé. La parole descend donc dans l'espace humain pour transmettre quelque chose sous forme d'objet : la main de Dieu donne à Moïse un rouleau, symbole iconographique de cette parole.

Nous n'avons aucune information sur le rôle des artistes et les commanditaires dans la production des illustrations de ces enluminures. Ces manuscrits et grands livres devaient être très peu manipulés et n'étaient pas destinés au grand public.


La production d'images sacrées s'avère être très complexe et il est probable que certains artistes étaient particulièrement instruits et qu'ils jouissaient d'un statut social bien plus élevé que celui de simples transformateurs de matières.  


Olivier Rosset & Joëlle Come
étudiants en Master 2 musicologie

mardi 3 juin 2014

Compte rendu du séminaire du 2 avril

La notion de "musicalité" dans la sculpture romane
Sébastien Biay

            Le mercredi 2 avril, lors du séminaire de l'équipe Musiconis, l'historien de l'art Sébastien Biay, est intervenu afin d'évoquer la notion de musicalité dans l'art du haut Moyen Age et de l'époque romane. 
            La problématique dégagée de son intervention s'est cristallisée autour de l'ornemental dans l'image préromane et romane, reprenant ainsi la théorie de l'ornemental élaborée par Jean-Claude Bonne[1]. La difficulté du questionnement sur l'ornemental vient de la place que l'on accorde à celui qui observe l'image. Cette difficulté rejoint l'idée de la place à accorder aux différents éléments qui constituent un objet. Sébastien Biay nous en a fait part en commentant un chapiteau de l'abbaye de Conques représentant une scène musicale, constituée aussi d'éléments annexes, comme les végétaux. On observe alors bien la notion de strates différentes au sein d'une image. Une strate la plupart du temps narrative ou historique, ontologique en somme, et une autre strate ne prenant pas place dans la réalité de la première mais évoluant en parallèle de celle-ci. C'est cette deuxième strate qu'occupe l'ornemental. N'étant pas partie prenante de la scène représentée, quel est le rôle de l'ornemental ? Sa place peut être purement décorative, l'artiste aura pu l'utiliser pour remplir des espaces vides, mais il peut aussi avoir un rôle plus structurel, comme un commentaire non littéral de la scène représentée.
            Quant aux caractéristiques et formes de l'ornemental, les possibilités sont diverses : l'ornement peut être représenté par des formes géométriques, végétales ou même abstraites. Il peut également utiliser différents modes de jeux chromatiques, de contrastes de couleurs et être complexe ou plus simple dans sa construction.
            Sébastien Biay, après avoir évoqué les difficultés de compréhension et d'interprétation que pose l'ornemental à celui qui analyse une image, a ensuite proposé certaines définitions et manières de considérer l’ornemental au sein d'une image. L'ornemental peut être considéré comme un « modus operandi » ayant une fonction structurante au sein de l'image. En ce sens l'ornemental traverse les genres. Il n'est pas nécessairement en marge de la scène. Il peut également s’entremêler avec les éléments figuratifs sans pour autant en devenir un lui-même. Quelle que soit sa position, son rôle est le même ; donner ou recevoir du sens.
Selon Sébastien Biay l’ornemental peut se définir ainsi : tout ce qui interagit avec le monde du signe, par des formes, des rythmes, des nombres, des couleurs, par son interaction de l’extérieur ou de l’intérieur, et sans y perdre son autonomie visuelle.
            À la suite de ces définitions, Sébastien Biay a présenté deux images différentes dans lesquelles, l'ornemental est utilisé en bordure de la scène. La première représente le Lion de Marc[2]. Ainsi un rapport sans contact se crée entre la bordure (l'ornemental), et le sujet (le Lion de Marc), par le jeu des couleurs et des formes. La deuxième est une scène musicale, tirée du psautier Vespasien (ci-dessous). La bordure est en forme d'arcade, faite de motifs ornementaux très riches qui ne pénètrent pas à l’intérieur de la scène. Dans cette scène, l'ornemental structure l'image en trois parties, une partie basse, une partie médiane et une partie haute. Sébastien Biay a évoqué le lien entre l'ornemental et la scène en nous montrant la manière dont les motifs géométriques de l'ornemental devenaient de plus en plus courbes à mesure que l'on prenait de la hauteur dans l'image. Ainsi, l'ornemental qui n'appartient pas à la scène résonne de la structure même de l'image, ou peut-être l'influence. Ainsi, le sens de l'image ne se situe pas dans la somme de la scène et de l'ornemental, mais dans la relation qu'entretiennent ces deux éléments. L'ornemental a donc une fonction symbolique : la partie basse pourrait correspondre aux profondeurs de la terre représentées par les larves, la partie médiane pourrait représenter la terre, le lieu des hommes, et la partie haute pourrait symboliser les cieux, le lieu divin. Cet exemple illustre bien les divers sens que l'ornemental peut attribuer à une image.

Londres, British Library, Cotton MS Vespasian A I, fol. 2-160, Psautier Vespasien, fol. 30. 

            En conclusion la relation scène et ornemental a-t-elle un caractère contingent ou essentiel ? Il est évident que cela dépend du contexte intellectuel. Sébastien Biay nous propose sa vision en tant qu'indexant qui est la suivante : si l'image se développe avec une telle richesse et une telle diversité dans l'Occident médiéval, c'est qu'elle reste ambivalente sur cette question.


Amaury Duret et Alexandre Trinta
étudiants en Master 2 musicologie




[1] Jean-Claude Bonne, « De l'ornemental dans l'art médiéval (VIIe-XIIe siècle) : le modèle insulaire », L'image. Fonctions et usages des images dans l'Occident médiéval. Actes du 6e International workshop on medieval societies, Centre Ettore Majorana (Erice, Sicile, 17-23 octobre 1992), éd. J. Baschet et J.-C. Schmitt, Paris, Le Léopard d'Or, 1996, p. 207-240 (Cahiers du Léopard d'Or).
[2] Dublin, Trinity College, ms. 57, Livre de Durrow, fil. 191 verso.




mercredi 7 mai 2014

Compte rendu du colloque « Restitution du son, l’instrumentarium du Moyen Âge », Paris-Chartres, 25-26 avril 2014

Issu de la réflexion commune de chercheurs musicologues, historiens de l’art, anthropologues et ethnologues et de luthiers et de musiciens spécialistes de la musique médiévale, ce colloque a pu voir le jour grâce à l’action conjointe des associations l’Instrumentarium de Chartres, les Amis du Musée de la Musique de Paris, l’Apemutam et le projet ANR Musiconis.

La session parisienne est introduite par Eric de Visscher, Directeur du Musée de la Musique, qui rappelle les missions d’un musée consacré aux instruments de musique : la restauration des instruments, mais aussi la restitution du son, le travail de pédagogie autour de la musique ancienne et la réflexion scientifique des spécialistes des questions organologiques et sonores ; il précise également l’importance de la collaboration entre ces spécialistes pour préserver un patrimoine immatériel.

Luc Charles-Dominique (Université de Nice-Sophia-Antipolis) est le premier à intervenir sur la question anthropologique de la symbolique du sonore au Moyen Âge. Le binarisme des catégories des instruments hauts et bas (concernant le volume sonore) est apparu au XIe siècle et a la particularité de rester ensuite très stable jusqu’à la Renaissance, voire même jusqu'à l’époque Baroque. Cette catégorisation symbolique est intéressante car elle opère une sorte de renversement : le haut devient ”négatif” car se référant à des instruments bruyants, et le bas devient ”positif” dans la mouvance de la valorisation du silence dans la liturgie par divers ordres religieux. Mis à part l’orgue et la flûte douce, la majorité des instruments à vent sont ”hauts” et les instruments à cordes sont ”bas” (dotés en outre d’une symbolique christique très importante) ; le binarisme entre haut et bas se révèle alors un binarisme entre la corde et le vent.

ms. 246D, BM Charleville-Meziere
Frédéric Billiet et Isabelle Marchesin (Projet ANR Musiconis) prennent ensuite la parole pour parler de la notion de sonorité de l’image au Moyen Âge. Frédéric Billiet commence par expliquer la façon dont le système d’indexation du son de la base Musiconis fonctionne à travers différentes tables concernant la performance, l’organologie des instruments figurés, le son dans l’image et enfin les analogies. Isabelle Marchesin présente alors l’exemple de la lettrine B du manuscrit 246D conservé à la BM de Charleville-Mézières, qui recèle de nombreux détails et analogies signifiantes, et dont les proportions, à la fois simples et subtiles, montrent que nous sommes face à la description de la naissance du chant chrétien et du renouveau du monde.

Jean-Marie Fritz (Université de Bourgogne) aborde quant à lui les instruments de musique à travers les sources littéraires en langue d’oïl. Ils sont en effet presents de façons différentes : au sein d’une liste d’instruments (Le Remède de Fortune de Guillaume de Machaut), dans des descriptions concernant soit une performance musicale, soit l’instrument lui-même sans qu’il ne soit possible d’y trouver des détails organologiques probants, étant donné la fonction allégorique importante de ce type d’objet (Dit de la harpe de Guillaume de Machaut). Du fait des problèmes lexicaux qu’entrainent les dénominations d’instruments (qui ne sont par ailleurs pas décrit sprécisément) dans la littérature, il est difficile de se les représenter et de comprendre leur place dans la société ”réelle” du Moyen Âge. Quoi qu’il en soit leur évocation participe à la création d’un paysage sonore littéraire.

Nicolas Le Rouge, 1496

Spécialiste des danses macabres, Régine Carles (Apemutam et Association des danses macabres d’Europe) présente ensuite leur instrumentarium spécifique à la fin du Moyen Âge. Mis à part le ménestrel, qui est emporté comme n’importe quel humain par la mort, les instrumentistes figurés sont les squelettes eux-mêmes, entraînant les vivants dans une danse qui les conduira tous à la mort. Les instruments les plus fréquents sont certainement les instruments à vent (notamment la cornemuse) et les percussions (tambours), souvent joués en association (flûtet-tabor) ; mais on trouve aussi la vièle à archet et la vielle à roue, instruments ”populaires” et à fort volume sonore permettant de mener la danse.

ms. 24, BM d'Avignon

Welleda Muller (Max Planck Institute) poursuit sur l’instrumentarium ”en marge” du charivari au Moyen Âge. Si les véritables charivari tels qu’ils étaient pratiqués dans la société réelle de l’époque ne sont que peu représentés dans les images, l’instrumentarium déviant et imaginaire utilisé pour ces manifestations publiques a fait l’objet de nombreuses figurations, en particulier dans l’iconographie marginale : les marges de manuscrits et les stalles de chœur où ces instruments sont généralement l’apanage des animaux et des hybrides. On trouve ainsi des objets usuels utilisés comme des instruments, mais aussi un mésusage de véritables instruments et enfin un instrumentarium animal, dans le but de transgresser l’harmonie, de montrer un monde à l’envers qui cependant fait écho à la volonté normative exprimée par le désordre du charivari.
Musica, portail royal de Chartres


Olivier Féraud (EHESS, Apemutam) fait part de son expérience de luthier à travers l’exemple de la reconstitution d’un monocorde tenu par la personnification de l’art libéral de la Musique au portail royal de la cathédrale de Chartres. Selon lui, l’instrument évoquerait la musique spéculative (car il était privilégié pour la pédagogie) et il serait alors opposé aux autres instruments entourant la figure. Olivier Féraud présente ensuite son travail d’analyse des proportions et de reconstitution de ce monocorde, ainsi que d’un psaltérion tenu par un vieillard de l’Apocalypse au portail Sud. Des valeurs proportionnelles assez proches entre les deux instruments sont remarquables.


Lionel Dieu (Apemutam) évoque ensuite les résultats des fouilles du site de Charavines comportant plusieurs instruments ou éléments d’instruments. Laura de Castellet aborde le cas des cors en terre cuite, dont la portée était plus importante que celle des cors en métal et permettait donc de communiquer d’un château à l’autre à l’époque carolingienne dans la région Andalouse. Patrick Kersalé clos la première journée en abordant le cas particulier de l’instrumentarium figuré dans l’art Khmer aux XIIe et XIIIe siècles. Le contexte guerrier notamment est intéressant puisqu’il fait intervenir divers instruments "signaux sonores". Ce travail sur les images est indispensable étant donné la disparition quasi-totale d’un instrumentarium en matière organique dans un climat tropical. Couplé à un travail de prospection organologique en Asie, ces observations des représentations sculptées sur les temples ont permis de reconstituer trois instrumentarium différents, grâce aussi à la persistance de la tradition musicale dans ces regions.
Harpe de Saint-Jacques de Compostelle


Yves d’Arcizas (ProLyra) ouvre la session chartraine consacrée au travail de reconstitution de l’instrumentarium médiéval par les luthiers. Pionnier en la matière, le travail collectif sur les instruments représentés à Saint-Jacques de Compostelle dans les années 1989-1990, a servi de base à une réflexion plus large sur l’usage des proportions en général dans les images musicales médiévales. L’exemple des harpes est fascinant puisqu’il révèle que les tracés des sculpteurs médiévaux étaient à la fois d’une justesse et d’une simplicité extraordinaire, permettant alors leur reconstitution, non seulement d’un point de vue organologique, mais aussi harmonique. Le double carré est notamment une forme très stable pour les harpes qui va traverser tout le Moyen Âge et être encore en usage au XVIIIe siècle.
Denis Le Vraux (Apemutam) aborde quant à lui les instruments à vent et en particulier la reconstitution d’instruments en viscères, tels les cornemuses et les vèzes. Les vessies de porc et de vache font en effet d’excellents sacs auxquels on peut ensuite connecter un chalumeau, voire même un bourdon d’épaule. Le problème était de retrouver la recette permettant aux viscères de conserver souplesse et élasticité. Il s’avère que le frottement avec de la cendre opère une saponification à froid sur ces éléments qui peuvent ensuite être utilisés comme instruments de musique pendant de longues années et par différentes températures. Le procédé est d’ailleurs encore en usage (sous une forme modernisée) en Hongrie.

Laura de Castellet (Université de Barcelone) présente ensuite sa recherche sur l’instrumentarium et sur les questions de programmes iconographiques en Catalogne. Les traditions sont en effet mélangées dans cette région ce qui donne un instrumentarium riche et réaliste, mais représenté sous une forme orchestrale peu crédible pour l’époque. L’importance de la symbolique ayant trait au péché dans ces images est certainement la cause de cette accumulation d’instruments à vent et de percussions et de leur association fréquente avec la danse.
Giuseppe Severini (Secoli Bui) propose une reconstitution des rebecs et rebabs représentés sur les murs et les voûtes de la chapelle palatine de Palerme au XIIe siècle. L’exemple iconographique est très intéressant car il présente de fortes influences byzantines, iraniennes, islamiques et siciliennes ; les instruments y sont également variés et témoignent de ce mélange réussi. On trouve ainsi des rebecs à deux ou trois cordes, avec un manche plus ou moins grand ; une caisse avec table en bois ou en peau. Giuseppe propose plusieurs versions de ces instruments, avec la caisse en bois, mais aussi en terre cuite et la table en bois ou en peau. Tous ces instruments sont joués da gamba avec un archet également reconstitué d’après les peintures de Palerme.

S’ensuivent les actualités de la lutherie au sein de l’association Apemutam avec la reconstitution par Olivier Pont d’une cornemuse en viscère traitée avec de la glycérine et un tannin, dotée d'un doigté fermé. ; la reconstitution d’un cornemuse avec un sac en cuir et un hautbois pour l’Ensemble Joer dirigé par Xavier Terrasa ; et la construction de vièles en 8 sans touche, ainsi que d’une rote par les membres de l’ensemble Flor Enversa.

Une visite de la cathédrale de Chartres a ensuite été organisée par André Bonjour pour que chaque luthier montre son travail de reconstitution face aux images in situ. Yves d’Arcizas présente ainsi la harpe tenue par Jubal au porche nord, Olivier Pont la vièle du petit jongleur au portail royal et Nelly Poidevin a proposé une reconstitution de son archet disparu (ainsi que de l’archet tenu par le roi David dans la rose peinte du Narthex) ; Christian Rault montre la vièle piriforme à touche tenue par un vieillard de l’Apocalypse, toujours au portail royal ; Domitille Vigneron et Thierry Cornillon leur travail conjoint de reconstitution d’une vièle en 8 tenue par un autre vieillard sur le même portail ; Olivier Féraud présente le monocorde de la personnification de la musique au portail royal et le psaltérion tenu par un vieillard de l’Apocalypse du porche sud ; enfin Hubert Dufour conclu en montrant sa reconstitution d’une petite vièle assez ouvragée, tenue par un autre vieillard au porche sud.
ms. 36, B Mazarine, Paris

La dernière communication est celle de Myriam Serck-Dewaide (Institut Royal du Patrimoine Artistique, Belgique) sur la couleur des instruments de musique. Etant donné l’importance de la couleur au Moyen Âge, il est fort probable que les véritables instruments furent également polychromés du moins en partie. Les représentations d’instruments quant à elles, lorsqu’elles n’ont pas été décapées, le sont presque toujours (la polychromie étant particulièrement réaliste à l’époque gothique), avec notamment du vert pour animer les feuillages sculptés sur la caisse de certains instruments (organistrum de Saint-Jacques de Compostelle), de la dorure,notamment sur les harpes, et surtout une polychromie des animaux représentés sur les têtes de instruments (avec des traits noirs pour animer la figure, du rouge pour la bouche, etc.).

Pour conclure André Bonjour rappelle l’importance de la musique dans le patrimoine, mais aussi de la pédagogie avec le projet de création d’une classe de musique médiévale au conservatoire de Chartres. Le travail de reconstitution avec les luthiers se poursuit à Chartres avec la commande d’un triangle à trois anneaux, de trompettes, de nacaires avec fûts en cuivre et en bois, d'un organetto et d'un tintinnabulum. Une salle du futur centre d’interprétation de la cathédrale sera réservée à l’exposition de ces instruments lorsqu’ils ne seront pas joués par l’ensemble l’Instrumentarium de Chartres.



Welleda Muller