vendredi 22 février 2013

Compte rendu du séminaire du 14 février

Représentations antiques et patristiques du son et de la voix. Aux sources du geste musical engagé par le chant liturgique dans l'espace carolingien.
François Cassingena-Trevedy

Chantres, ms. 124, f. 98, BM d'Amiens
• Résumé de l'intervention :
     De part son expérience de pré-chantre, François Cassingena-Trevedy est entré dans l’intimité des mélodies du plain-chant et s’est alors interrogé sur les descriptions du son et en particulier de celui de la voix chez les Pères de l’Église ainsi que dans les écrits des auteurs antiques qui les ont précédés. Les poèmes homériques (Odyssée, XII, 39-54) sont l’une des premières références évoquant le chant, à travers la figure des sirènes. De par le repérage d’un vocabulaire précis évoquant l’élément liquide et le fait que les voix agréables « coulent » dans les oreilles, François Cassingena repère un lien entre le chant des sirènes et le chant des psaumes, qui produit le même effet chez Homère et chez saint Augustin (Confessions, livre IX, VI, 14). Chez les auteurs antiques comme dans la patristique, l’idée de sentiment sonore est importante et passe pas l’usage de termes spécifiques pour qualifier la voix : phtongos renvoie au son pur, inarticulé et élémentaire ; ops qui a la même racine que vox en latin, désigne la parole ; aiodé fait référence à l’hymne, c’est-à-dire au contenu du chant. Ces notions sont reprises notamment par saint Augustin, qui insiste sur le sens de l’ouïe qui est touché par un son animé par la parole de Dieu.
        Un des grands thèmes communs à la culture antique et médiévale est l’idée de Musica Mundana, de musique du monde, que François Cassingena considère comme à l’eurythmie de l’existence chrétienne. Pour les Anciens, la musique est pensée comme la structure du monde et de fait, a une importance fondamentale, bien éloignée du simple « divertissement ». La musique donne le nombre divin et renvoie à une réalité idéale. Dans La République (VI, 18), Cicéron conçoit d’ailleurs le nombre comme le nœud de toute chose. Le nombre musical est alors le nombre de la vie même. Le son est la traduction de l’épiphanie sensible d’un nombre inscrit dans l’univers, le cosmos, vu comme un ordre harmonieux. Dans le Timée de Platon (67 bc et 80 ab), comme dans la cosmogénèse biblique, est décrite l’émergence d’un monde réparti harmonieusement et rythmé. Toutefois, cette harmonie du monde n’est pas « audible » par l’être humain. Toujours dans La République et en particulier dans le récit du songe de Scipion, Cicéron parle de la rotation des orbes qui se fait si rapidement qu’elle dépasse les capacités de l’ouïe humaine ; il évoque en comparaison la lumière du soleil : l’être humain ne peut entendre la musique des sphères, de même qu’il ne peut regarder le soleil en face. Dans son Commentaire du Songe de Scipion (L. II, 1, 5-7, éd. Bompiani, Milan, 2007), Macrobe reprend cette idée et ajoute que les causes de la musique sont inhérentes à l’âme du monde. L’harmonie divine est décrite comme procurant du plaisir et surtout de la joie raisonnée, donc non seulement sensible, mais aussi et surtout rationnelle. Chez Cassiodore (De artibus ac disciplinus liberalium letterarum, V. PL 70, 1208-1209), le « bien vivre » est une manière d’être musicien, car il permet de retrouver l’ordre harmonique créé par Dieu. L’homme accompli a créé une harmonie en lui-même. Mais Cassiodore ajoute que la musique est en toute chose, tout ce qui vit est musique, l’âme du monde tire son origine de la musique. Isidore de Séville considère lui aussi le monde comme une harmonie de sons et précise que sans musique aucune discipline ne peut être parfaite. Boèce (Traité de la Musique, éd. Ch. Meyer, Brepols, 2004, Livre I, chap. III, VIII-IX, XII-XIII) parle lui aussi de la Musica Mundana et de deux autres sortes de musiques : la Musica Humana et la Musica Instrumentalis. La Musica Humana étant l’harmonie intérieure de l’homme, comme la Musica Mundana est celle du monde ; la Musica Instrumentalis en revanche, est une musique qui résonne à l’extérieur de l’homme par sa voix ou des instruments dont il va jouer.
Page notée, ms. 239, BM de Laon, Xe siècle
      À la recherche de l’origine et de la typologie du son, François Cassingena relève l’ambivalence de certains termes, tel celui de phôné qui renvoie au son comme à la voix. Pour Boèce, le son est déjà une émission harmonieuse. On remarque aussi que pour les auteurs antiques comme pour les Pères de l’Église, le son est considéré comme de l’air frappé. Le choc suppose un mouvement et sa hauteur varie selon la vitesse de ce mouvement (Platon) : un mouvement lent produit un son grave, alors qu’un mouvement rapide produit un son aigu. Dans le De Anima, Aristote (II, 420a-421a) précise que le son est un corps capable d’ébranler l’air comme une masse jusqu’à l’ouïe. Boèce ajoute la notion de vibration due à un choc précédé d’un mouvement. Dans le De Nuptiis Philologiae et Mercurii (IX, 931-932, éd. Bompiani, Milan, 2001) de Martinus Capella, émerge l’idée de sons élémentaires : tonus et sonus dans laquelle le son est un élément de la science harmonique, pris dans une perspective mathématique. Le son est à la musique ce que le signe est à la géométrie et l’unité à l’arithmétique. Isidore de Séville (Etymologiarum Lib. III, XV-XXII) propose un classement des sons en trois types : sonus, flatus et pulsus (qui renvoient aussi à des instruments particuliers) et il ajoute que le son ne s’écrit pas, d’où l’importance de la mémoire dans la pratique de la musique. Cette dernière remarque est intéressante puisqu’elle intervient à l’aube de la notation musicale. Selon saint Augustin, le son idéal ne disparaît pas ; l’évêque d’Hippone fait aussi une analogie entre le son et la lumière en opposant le silence et les ténèbres avec le son et la clarté des couleurs.
       En ce qui concerne la voix humaine proprement dite, François Cassingena relève chez les Anciens qu’elle est considérée comme le propre de l’être animé. Selon Aristote, les instruments de musique n’ont pas de voix car ils ne sont pas animés, de même que certains animaux comme les poissons. La voix est produite par un organe précis, par lequel on reçoit l’air. La voix est donc liée au souffle et constitue la perfection du vivant. On retrouve d’ailleurs l’idée d’air frappé pour produire une voix chez Isidore de Séville notamment. Lucrèce dans le De Natura Rerum, a une conception matérialiste de la voix. Dans la même lignée, Lactance (De opificio, 15, SC 213, pp. 190-193) écrit que la voix vient de la poitrine et non de la bouche car un son peut être émis la bouche fermée. Signe de la rationalité, la voix appartient déjà à une Musica Instrumentalis et les analogies sont d’ailleurs nombreuses entre la voix humaine et les instruments de musique chez les Anciens. Ainsi, Venance Fortunat (Carmina, II, 9, 49-62, CUF, t. 1, pp. 65-66) écrit qu’il y a des voix différentes, comme il y a des instruments différents. Ambroise de Milan (Exameron, VI, 62-66, CSEL 32, pp. 252-255) ajoute que l’organe de la voix est porté par l’homme comme un bateau par ses rames ou comme un oiseau est porté par ses ailes. La voix est aussi chargée de signification ; elle a une vocation sémantique et herméneutique et allie raison et sentiments. C’est d’ailleurs ce qui la différencie du bruit selon Aristote. Cicéron (L’Orateur, 27, 55-59) insiste sur l’alliance entre les gestes et la voix pour être un bon orateur ; cette synergie entre la parole et le geste donnera d’ailleurs la chironomie et est symptomatique de la toute la civilisation antique. Pline l’Ancien (Histoire Naturelle, XI, 112) établi une différence entre la voix humaine et celle des animaux dans le sens où la voix nous permet d’exprimer nos sentiments ; il y a d’ailleurs autant de variations vocales que de sentiments ; les multiplicités d’intonations et d’accents forment une partie de l’identité de l’être humain et nous différencie en cela des bêtes. Les Anciens remarquent aussi que la voix change tout au long de la vie. Isidore de Séville ajoute que la voix est l’organe de la parole de Dieu et que celle-ci est proférée dans la prophétie et la liturgie. Ambroise de Milan précise quant à lui que l’ouïe est un organe extrêmement important car il permet d’entendre cette parole divine. L’homme est associé à l’organe de la voix de Dieu : par ses lèvres, il exprime Sa volonté. En découle le souci majeur de la juste prononciation des textes sacrés. De fait, en particulier dans la prédication, la voix doit être travaillée. Saint Augustin considère la voix parfaite comme suavis et artificiosa (douce et travaillée dans le sens artistique du terme), c’est une vox liquida, qui coule avec bonheur dans les oreilles. Cicéron reconnaît trois tons de la voix : aigu, grave et circonflexe, qui doivent être parcourus et adaptés au discours. Martianus Capella distingue quant à lui l’émission continue (chant) et discontinue (parole) du son de la voix ; mais il y a une voix intermédiaire qui est celle de la récitation. Selon Isidore de Séville, il y a un extraordinaire éventail des voix, mais la voix parfaite doit être alta, suavis et clara : haute pour monter vers Dieu, douce pour charmer les cœurs et claire pour entrer dans toutes les oreilles. À propos de la réception de la voix, Ambroise de Milan fait une analogie entre les oreilles et les trous dans des rochers et insiste sur l’idée que la physionomie même de l’oreille créée l’harmonie.
Page notée, ms. 121, Bibl. de l'abbaye d'Einsiedeln (964-996)
    Dans une troisième partie, François Cassingena aborde la voix de l’Église, perceptible dans la liturgie en particulier. Pour Ambroise de Milan, cette voix est contenue dans les Psaumes (voir l’ouvrage de J. McKinnon, Musique, chant et psalmodie. Les textes de l’Antiquité chrétienne, Turnhout, Brepols, 2006). Les Psaumes sont en effet la bénédiction du peuple, le discours de l’univers et la voix de l’Église. Cette dernière évoque d’ailleurs les forces de la nature aux Pères de l’Église : le tonnerre pour Ambroise de Milan, le bruit des flots pour Basile de Cézarée (Homélies sur l’Hexaemeron, 4, 7, SC 26bis, pp. 275-277) et Ambroise de Milan qui compare alors l’Église à la mer. Le chant des Psaumes peut aussi produire un effet puissant sur l’homme, comme le raconte Grégoire de Naziance (Discours 43, 52, SC 384, pp. 234-235) à propos d’un pape tombé en pâmoison à leur écoute. Venance Fortunat emploie même un vocabulaire militaire pour parler de la voix des cantiques.
Selon saint Augustin, la voix de l’Église est un principe de conversion ; celle-ci peut-être individuelle (en particulier celle de l’enfant de chœur) ou collective (le chœur) et elle a le pouvoir de convertir. Grégoire le Grand assimile la voix de l’Église à la voie chrétienne ; le sacrifice de louanges chantées forme un chemin vers Dieu. Le chœur produit une componction dans le cœur qui permet à l’être humain d’être touché par la grâce divine. Tendue vers le Christ, la louange devient un « méta-son » : la jubilation. Selon saint Augustin (Ennar. In psalm. XXXII (II), serm. 1, 8, CCSL 38, p. 254), la jubilation est une exultation du cœur (chœur) au-delà des mots, car la joie ne peut être contenue dans les limites des syllabes. Pour revenir à l’idée de conversion par la voix, les Pères de l’Église commentent le son missionnaire dans le cadre de la Pentecôte. Les Écritures mentionnent en effet la production d’un « bruit » qui rempli tous les apôtres de l’Esprit Saint. La mission d’évangélisation du monde se manifeste donc aussi par un son d’origine divine.

• Ouverture de la recherche (avec les interventions de Violaine Anger, Frédéric Billiet, Marie-Noëlle Colette, Isabelle Marchesin, Frédéric Rantières) :
       Marie-Noëlle Colette précise qu’il n’y a pas de Jubilus sans texte et que l’idée d’exultation au-delà des mots ne s’opère dans les faits pas sans paroles distinctes. Les participants tombent d’accord sur l’importance de l’engagement physique de la voix et de la jouissance de la couleur vocale dans le cadre de la voix de l’Église.
        Frédéric Billiet rappelle que la plupart des théories des Anciens sur la physionomie de la voix et de l’oreille et sur la production du son, ne sont pas infirmées par les sciences cognitives aujourd’hui.
      Isabelle Marchesin remarque que le son est considéré par les Anciens comme une matière pouvant recevoir une forme, ce qui induit l’idée de musique exprimée en images. François Cassingena ajoute qu’il est aujourd’hui acquis que la notation musicale n’est pas une chironomie sur papier, mais que de fait, les images du son peuvent être très variées et aller au-delà de la notation musicale en s’exprimant à travers des personnages, des couleurs, des mises en scène, etc.
      Frédéric Rantières rappelle l’idée de filiation entre la rhétorique du corps et la méditation intérieure, en particulier chez les carolingiens, pour lesquels le mouvement du corps doit être bien ajusté à la voix. Le modèle bénédictin est d’ailleurs dans une résurgence du modèle antique en considérant le chant comme un geste. François Cassingena conclu en précisant que la voix humaine permet la réunification de la terre et du ciel ; elle est comme un medium vers Dieu.
Welleda Muller