La
représentation du Verbe à l'époque carolingienne : Verbe en image et images du
Verbe.
Anne-Orange Poilpré
Introduction
Dans le christianisme médiéval, confronter l'infinie beauté du Verbe divin et la basse matérialité de l'image, la non noblesse des matériaux, pourrait paraître contradictoire. En effet la représentation de Dieu est en principe interdite dans les religions monothéistes. Dieu est invisible, il est impossible de le contempler ni de le nommer. Dans l’Ancien Testament, Dieu se manifeste à l'humanité surtout de façon sonore, par la parole : il est le Verbe, il est à la fois intérieur et extérieur à l’univers. Lorsqu'il se manifeste de façon visuelle, c'est sous la forme de phénomènes surnaturels, comme une colonne de feu (traversée de la mer rouge par les Hébreux), ou d’un buisson (Moïse et les dix commandements).
Par ailleurs, dans le cadre de la
production d'images au Moyen-Âge, il faut rappeler que transformer de la
matière était considéré comme n'étant pas aussi noble que de produire et
manipuler de la pensée. Pourtant la
représentation iconographique de Dieu relève d'un lieu commun depuis le IIIe
siècle tant en Occident qu'en Orient. Le
Christ devient une image parfaite de Dieu le Père, puisqu'il est le Verbe
incarné. Dans la mesure où Dieu traverse la condition humaine (par son
incarnation dans le Christ) une dialectique s'instaure entre l'invisible et le
visible incarné. C'est alors que la présence de Dieu parmi les hommes a cherché
à être représentée. Le témoignage des actions du Christ est transcrit dans les
Évangiles, pour les générations à venir. Pour les penseurs médiévaux, l'Ancien
Testament préfigure le Nouveau Testament "pour qui sait le lire".
Dans les bibles ou évangéliaires carolingiens, les illustrations vont donc
mettre en lien le figuré (l'image), le verbe (le texte) et le Verbe (la parole
divine.)
Le corpus étudié comprend les
illustrations d'une série de manuscrits écrits pendant le règne de Charles le
Chauve (début du IXe siècle à 877, mort de Charles le Chauve). Ils
proviennent du scriptorium de St
Martin de Tours. Les manuscrits composés dans cette abbaye étaient destinés aux
grands personnages de l'époque (roi, pape...),
ils sont donc très précieux, de grandes dimensions et richement
enluminés. Une volonté de fidélité à la vulgate de saint Jérôme se manifeste
dans l'édition et la correction des textes bibliques par Alcuin.
Avant l'époque
carolingienne, les premières églises paléochrétiennes vont aborder la
visibilité du divin de deux façons : d'une part, de façon synthétique (notions théologiques
et règne divin) et de l’autre, de façon narrative, comme illustration des textes.
Les
images synthétiques
Les images synthétiques donnent à
voir des choses invisibles, des abstractions mentales. En effet, comment
représenter le règne christologique, qui se place hors de toute conception
temporelle? Nous avons ainsi une production conceptuelle et non narrative. On
ne peut comprendre les images que si l'on
effectue une lecture approfondie des textes qui les accompagnent.
Dans les manuscrits carolingiens,
l'un des exemples les plus fréquents de ces images synthétiques est la Majestas Domini (Christ/Dieu en
majesté), comme par exemple dans la Bible de Moutier-Grandval (Brit. Mus. add.
10546 f 352v). Le Christ est représenté au centre de l'image, à l'intérieur
d'un médaillon, assis sur un globe et tenant en ses mains un livre. Cet
ensemble est à l'intérieur d'un losange. Aux quatre coins (selon les axes
vertical et horizontal) se trouvent les quatre Vivants. Dans les quatre coins
du rectangle qui délimite l'image se trouvent les quatre prophètes Isaïe,
Daniel, Jérémie et Ezéchiel dans des cercles.
La figure du Tétramorphe apparaît
dans le quatrième chapitre de l'Apocalypse de Jean. Ce sont les Vivants, quatre
créatures ailées (un lion, un taureau, un aigle et un homme). Ils sont associés
aux évangélistes dès le IIe siècle. Irénée de Lyon dans Contre les hérésies, voit la présence
divine dans la création du monde par la récurrence du nombre quatre : les
quatre parties du monde, les quatre points cardinaux, les quatre vents...
L'église est elle-même soutenue par quatre colonnes qui soufflent
l'incorruptibilité. Il montre ainsi la nécessité et la perfection d'une
quaternité. Les quatre évangiles sont donc les quatre formes d'un même
témoignage, comme la créature à quatre physionomies (lion/taureau/aigle/homme)
de la première vision d'Ezéchiel qui inspira les quatre Vivants de
l'Apocalypse. C'est à cette époque que l'association des évangélistes au Tétramorphe
s'opéra. Les quatre créatures forment un tout, comme la cohérence des quatre Evangiles,
et chacun des quatre évangélistes décrit la vie du Christ selon son tempérament. Cette quaternité
est à la fois nécessaire et cohérente.
On retrouve cette
même analyse de la symbolique du chiffre quatre chez Jérôme, Ambroise et chez
plusieurs autres exégètes de l'antiquité tardive. Ces auteurs ne commentent que
très peu le texte de l'Apocalypse mais lorsqu'ils parlent des évangiles, ils
évoquent tous ces créatures. Le Christ représenté avec le Tétramorphe est une
des plus anciennes représentations synthétiques de l'art chrétien.
La plus ancienne occurrence de la
Majestas Domini se trouve dans
l'abside de l'église Sainte Pudentienne à Rome (mosaïque du début du Ve
siècle). Le Christ en gloire est représenté au milieu du collège des apôtres.
Au-dessus d'eux, sont représentés les quatre Vivants. Ce collège apostolique
est une représentation de l'église primitive et de l'église idéale. Sa présence
sur l'abside instaure une filiation spirituelle entre les apôtres, le clergé et
les fidèles. Le clergé a ainsi un lien avec le Christ dans son ascendance avec
celui-ci. Du reste, les premiers évêques étaient les apôtres.
Dans l'iconographie des IIIe
et IVe siècles, par exemple sur les tombeaux des catacombes, seuls
Pierre et Paul sont reconnaissables grâce aux traits caractéristiques de leur visage.
En revanche, le Christ est seulement identifiable par l’action qu'il est en
train d’accomplir et non par sa physionomie. Dans les catacombes de Naples, un
médaillon datant de 450 représente la croix avec le Tétramorphe. A l'époque
carolingienne, l'iconographie du Christ avec le Tétramorphe ne s'exprime plus
seulement à l'échelle monumentale mais également à l'échelle plus réduite des
manuscrits. On trouve par exemple le Tétramorphe dans les représentations des
évangélistes-auteurs au travail. L'auteur écrit et au dessus-de lui, son Vivant
associé tient un phylactère.
Dans la Bible de Bamberg, nous
avons une variante intéressante de la Majestas Domini : il s'agit
d'un agneau en lieu et place du Christ
avec les instruments de la passion. Cette représentation détermine, au cœur du système
symbolique, la vision sacrificielle et rédemptrice de la Passion. L'agneau représente
la victime parfaite, le Christ, qui va complètement transformer la destinée du
monde. Le calice présent sur l'image évoque celui dans lequel a été recueilli
le sang du Christ. Cette coupe établit donc un lien étroit entre la vie du
Christ, sa Passion, et le culte car c'est bien un calice qui est utilisé pour
la transsubstantiation du vin en sang du Christ lors de la messe. Ici encore
c'est l'approche conceptuelle qui prime sur le narratif.
A l'époque carolingienne, il est
important de noter que nous assistons à l'apparition d'un nouveau motif, le
losange ou carré sur coins, qui vient structurer certaines images au centre desquelles
apparaît le règne du Christ. Ce type de losange devient récurrent dans les
manuscrits tourangeaux, notamment dans les bibles commandées par de grands
commanditaires tels le Pape, Charlemagne etc...
Dans les écrits d'Alcuin et de Raban Maur, le losange est considéré comme une
représentation du monde car c'est une figure à quatre cotés, quatre coins (les quatre
parties du monde, les quatre points cardinaux). Le losange prend aussi un sens d'ordre
symbolique : la géométrie, les mathématiques permettent de comprendre le
monde qui a été créé par Dieu selon le nombre le poids et la mesure (Sg XI,21).
De par l'Incarnation, un nouvel ordre est donné par le Christ au monde, comme
l'atteste la position assise du Christ sur le globe-monde terrestre. La
présence du Christ au centre de ce losange lui donne la position d'étalon, de
mesure du monde.
La Majestas Domini de la bible de Moutier Grandval ouvre le Nouveau
Testament. Elle symbolise l'idée d'incarnation de Dieu par le Christ : Dieu
devient donc visible. La présence du Tétramorphe-évangélistes ainsi que celle
des quatre grands prophètes qui annoncèrent le Messie assure une ascendance
divine aux textes de l'Eglise. Cette représentation affirme la cohérence entre Ancien
Testament et Nouveau Testament, et confirme la véracité des évangiles et leur
caractère spirituel fondamental pour la communauté des croyants. Cette image
synthétique revêt donc un fort caractère dogmatique, par l'exégèse qu'elle
propose dans la réunion Ancien/Nouveau Testaments.
Les
images narratives
Après avoir pris conscience de la
force conceptuelle des images synthétiques, nous constatons qu'il existe
également une approche narrative des images, mais qu’elle concerne uniquement l'Ancien
Testament. Il n'existe aucune image narrative dans le Nouveau Testament. Dans
les manuscrits tourangeaux, on trouve de telles enluminures sur le frontispice
du livre de la Genèse. Il est divisé en quatre registres qui relatent
l'histoire d'Adam et Eve au jardin d'Eden jusqu'à ce qu'ils en soient chassés.
Sont représentés la création d'Adam et Eve, l'avertissement divin au sujet du
fruit de l'arbre, l'interdiction bafouée et les anges qui les chassent du
paradis. A partir de ce moment, ils ne sont plus nus : ils portent des
vêtements, et deviennent des mortels. Exceptés les Majestates, c'est le seul endroit de la Bible où Dieu est
représenté sous la forme du Christ. Le Verbe est à l’œuvre dans la Création :
il façonne Adam et Eve, il partage avec eux un espace oral et visuel concret.
Mais lorsque cette cohérence est rompue par le péché, Dieu disparaît. Par la
suite, il ne va plus se manifester de façon visuelle mais sonore. Par exemple,
dans la Bible de Bamberg (830), nous avons une main qui surgit de l'angle du
dernier registre, alors que juste au-dessus, Dieu est bien visible. En sortant
du paradis, l'humanité a perdu le contact visuel et physique avec Dieu. Ce
contact physique et visuel sera rétabli par le phénomène de la réincarnation.
Au fil des textes, nous avons
d'autres représentations où seule la main de Dieu apparaît, comme celle de
Moïse recevant les Tables de la loi. Il faut rappeler que la prise de parole, depuis
l'Antiquité et au sein du christianisme, est représentée par un doigt levé. La
parole descend donc dans l'espace humain pour transmettre quelque chose sous
forme d'objet : la main de Dieu donne à Moïse un rouleau, symbole
iconographique de cette parole.
Nous n'avons aucune information
sur le rôle des artistes et les commanditaires dans la production des
illustrations de ces enluminures. Ces manuscrits et grands livres devaient être
très peu manipulés et n'étaient pas destinés au grand public.
La production d'images sacrées
s'avère être très complexe et il est probable que certains artistes étaient
particulièrement instruits et qu'ils jouissaient d'un statut social bien plus
élevé que celui de simples transformateurs de matières.
Olivier Rosset & Joëlle Come
étudiants en Master 2 musicologie