mercredi 30 mai 2018

L'iconographie du spectacle musical dans les anciens Pays-Bas, 16e -17e siècles, Karel Moens

L'iconographie du spectacle musical dans les anciens Pays-Bas, 16e -17e siècles
Karel Moens 
Bnf, salle Richelieu, le 21/02/2018 

Compte-rendu d'Aline Poirier (Master Professionnel de pratique de la musique médiévale, 1ère année, Sorbonne Université).

Les arts plastiques, en général, représentent rarement le monde de façon réaliste, mais ils comportent bien souvent une dimension symbolique. Nous allons étudier la vie musicale dans différentes villes des anciens Pays-Bas à travers des tableaux représentant des Omegang, mot flamand désignant les cortèges de rue. La dimension picturale de ces Omegang est à la fois sociale et musicale. L'ensemble est un tout symbolique et composé, théâtralisé, dont seuls les détails sont réalistes. 

En effet, au 16e siècle dans les Flandres, la peinture ne représente pas la vraie vie mais les catégories sociales, sous une forme très symbolique : le paysan, le mendiant, l'étranger (souvent le Turc), se voient dotés de multiples défauts (ivrognerie, disputes...), à l'opposé des qualités que les citoyens des classes supérieures s'attribuent. Deux autres figures, le bouffon et l'homme sauvage, sont aussi très courantes. Le bouffon pouvait être ménétrier, c'est à dire musicien professionnel appartenant à une guilde, mais l'inverse existait également : un ménétrier pouvait être aussi bouffon. Dans de nombreuses représentations de scènes musicales, le musicien se tient à l'écart, son rôle étant de dénoncer la folie de la compagnie. En effet, le bouffon-musicien est souvent appelé Ratio (la Sagesse), ce qui lui confère un rôle symbolique en lien avec cette inversion des qualités qui le relie paradoxalement aux deux extrêmes du fou et du Sage, qu'il incarne ainsi simultanément. 

Les seules représentations réalistes de spectacles musicaux sont finalement celles des Omegang, dont la composition d'ensemble est théâtralisée pour des raisons politiques et sociales. Mais les détails, nous allons le voir, sont eux très réalistes. Au début du 17e siècle, suite à la conquête de cete région protestante par les espagnols catholiques, les deux tiers de la population urbaine sont partis en exil, ou bien persécutés et décédés. Ernest d'Autriche sera alors nommé souverain des Flandres par le roi d'Espagne. Lui succèdera Albert, archiduc d'Autriche, fils de l'empereur Maximilien II d'Autriche. Ainsi, les tableaux de cortège doivent être considérés comme des portraits qui doivent démontrer au roi d'Espagne la prospérité du pays et la bonne entente des nouvelles autorités catholiques avec la population. Certains de ces tableaux d'Omegang seront même envoyés en Espagne à cette fin. Albert et son épouse Isabelle de Castille (flle du roi Philippe II d'Espagne) ont commandé au total six tableaux d'Omegang, dont quatre ont été conservés. Un exemple caractéristique d'Omegang est celui de 1615, qui montre le cortège autour de l'église de Notre-Dame-des-Sablons de Bruxelles. Isabelle se fait couronner reine de la corporation des tireurs à l'arc. Un joueur de fifre et tambour ouvre le cortège, précédé par des danseurs. 

Quelle était la musique jouée lors de ces Omegang ? Pour celle de fifre et tambour, nous pouvons nous en faire une idée en écoutant les musiciens actuels qui ont fait perdurer cette musique. Viennent ensuite les six ménétriers de la ville de Bruxelles. Il est frappant de reconnaître les traits des six mêmes musiciens-ménétriers que ceux peints dans une Omegang précédente, qui représentait le banquet nuptial d'Albert et Isabelle. Voici leurs instruments : trois chalemies, un cornet à bouquin, une douçaine, une sacqueboute. En effet, chaque ville possédait trois à six ménétriers, tous multi-instrumentistes (ils maîtrisaient sept instruments à vent et à corde, à l'exclusion des claviers). Ils se produisaient au minimum à deux, et jouaient le plus souvent soit à trois, soit à six. Pour les plus grandes occasions, les ménétriers venaient depuis de nombreuses villes environnantes. Quant à la musique d'Omegang, qui était polyphonique, il nous en reste quatre-vingt-dix-neuf manuscrits. Ensuite, des chars, inspirés par des mythes tels qu'Apollon et la Muse, Pégase etc, suivent les musiciens. L'on peut y voir des animaux mythiques tels que le chameau, la baleine, le géant, la licorne, guidés par des bouffons-musiciens. Nous trouvons également le Turc, avec son visage noirci, et l'homme sauvage, enduit de colle et de plumes. Le cheval Bayard, figure récurrente dans les Omegang, était guidé depuis le 16e siècle par un joueur de cornemuse. Depuis le 17e siècle, cette fonction est exercée par un violoniste, de nos jours issu d'école de musique, mais auparavant titulaire de cette fonction de père en fils, appartenant à la guilde des dockers, capables de soulever un cheval de près de deux tonnes. Au 20e siècle, le dernier violoniste de cette guilde fabriquait encore son violon, de facture monoxyle, avec une technique proche de celle des musiciens du Moyen Âge. Au 19e siècle, nous pouvons observer un retour des Omegang, qui a été l'occasion du renouveau de la facture d'instruments anciens tels que la cornemuse. 

Le phénomène des grands cortèges d'Omegang, dont l'origine date du 14 e siècle, après une éclipse à la période calviniste, a connu son apogée au 17e siècle avec Albert et Isabelle. Contrairement aux représentations de musiciens dans d'autres formes d'art plastique, les musiciens dans les Omegang sont très réalistes, puisqu'ils sont insérés dans une composition déjà allégorique du point de vue social et politique. C'est une chance pour la recherche musicologique, enrichie de ce nouveau champs d'étude qui pourrait s'appeler "anthropologie de l'histoire musicale".


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