dimanche 22 avril 2012

Compte rendu du séminaire du 12 avril 2012

Cantigas de Santa Maria (Cantiga 10)
Organologie médiévale
Yves D'Arcizas, Lionel Dieu, Christian Rault

Christian Rault a reçu une formation de luthier à Crémone. Son intérêt pour l’art roman l’a poussé à engager des recherches sur les images pour la reconstitution d’instruments médiévaux. Or, il compris rapidement la nécessité de hiérarchiser ces images (souvent issues de la sculpture romane) en les classant par « qualités » pour la reconstitution d’instruments ou pour la pratique musicale. Il convient d’ailleurs de s’interroger sur les instruments représentés : sont-ils sujets ou objets des images ? Très vite, les images d’instruments de musiques sculptés à Saint-Jacques de Compostelle s’avérèrent d’une qualité exceptionnelle d’un point de vue organologique ; à tel point que l’idée fut venue de reconstituer ces instruments uniquement d’après ces images. Mais pour cela, il fallait renoncer à des habitudes de lutherie modernes, notamment le placement d’une âme et/ou d’une barre d’harmonie quasi obligatoire pour faire sonner les instruments à cordes. Or, les premiers luthiers qui se sont intéressés aux instruments médiévaux ont plutôt essayer d’appliquer ce qu’ils avaient appris sur des formes qu’ils avaient pu observer, d’où l’apparition de sorte de violons « déguisés » en vièle. Toute la problématique était d’être conscient des filtres à travers lesquels les luthiers regardaient les instruments médiévaux. Grâce aux croisements de regards et de points de vue dans le développement de projets interdisciplinaires autour de Saint-Jacques de Compostelle, on décida d’attendre d’avoir la preuve qu’un élément existe pour le recréer. Ainsi, l’existence de l’âme n’est prouvée qu’à la fin du XVIe siècle (dans les textes) et les éléments archéologiques ne permettent pas d’en assurer la présence avant cette date. Les instruments médiévaux conservés dans les musées, comme la viola du musée de Vienne, attestent d’une technique monoxyle sans âme ni barre d’harmonie. Ces instruments fonctionnaient donc avec des principes structurels et harmoniques différents de ceux que l’on fabrique depuis l’époque Baroque.

Organistrum, Saint-Jacques de Compostelle
Yves d’Arcizas précise d’ailleurs qu’il est extrêmement important de se rappeler que le système musical médiéval était bien différent du système tempéré qui a cours aujourd’hui et qui influence profondément notre pensée. Le système musical médiéval était en effet basé sur les harmoniques naturelles dans lequel la quinte juste avait une importance fondamentale. Ce goût pour les harmoniques a, de fait, créé une esthétique polyphonique qui semble typiquement « médiévale ». Et dans cette esthétique la distinction des différents sons était fondamentale. À la Renaissance avec l’apparition de pièces musicales pour quatre voix distinctes et l’apparition d’instruments dérivés d’une même famille (pour les cordes par exemple : viole, dessus de viole, par-dessus, basse de viole), c’est finalement une sorte d’apogée de ce système harmonique car ces instruments déclinés par famille étaient considérés comme une seule et même entité. Il faut attendre la période Baroque pour qu’un véritable changement de paradigme s’impose avec l’apparition de la basse continue, puis du système tempéré. De même, des éléments « parasites » que l’on pourrait plutôt appeler « amplificateurs de son » sont très présents au Moyen Âge comme à la Renaissance ; les harpes étaient pourvues de harpions à la base des cordes au niveau de la caisse, faisant ainsi sonner une harmonique naturelle accompagnant la vibration de la corde ; les tambours comportaient des timbres, les triangles des anneaux ; les flûtes à bec étaient parfois jouées avec l’ajout d’un bourdon vocal ; tout ceci rendant la musique harmonique médiévale très spécifique. La voix chantée devait d’ailleurs être aussi pratiquée de façon particulière. Des recherches sur les musiques de l’Inde et du Népal permettent de retrouver d’une certaine façon ce paysage musical harmonique comportant des résonnances en bourdon.
Isabelle Marchesin se demande s’il existait des « écoles » de lutherie qui pourraient être reconnaissables dans les images médiévales. Christian Rault répond en soulevant le classicisme absolu des instruments à archet au Moyen Âge. En effet, les principes esthétiques, structurels et harmoniques sont mis en place à l’époque carolingienne puis ne changent pas jusqu’à la Renaissance. Les instruments évoluent, leurs formes changent, les postures des musiciens les utilisant sont d’une grande variété, mais la base esthétique, structurelle et harmonique qui les constituent restera stable pendant presque cinq siècles. Toutefois, avec l’influence mozarabe, le XIIIe siècle voit l’apparition de nouvelles formes de vièles et de luth ; un basculement se produit entre les luths monoxyles que l’on trouvait auparavant et les luths à lamelles importés d’Orient par le relais de l’Espagne. De « nouveaux » instruments apparaissent, surtout à partir du XIVe siècle, comme le rebec (rebebe). Toutefois, comme aujourd’hui ces instruments nouveaux, hérités de l’Orient, cohabitent avec les instruments « anciens » que l’on continue à fabriquer ; cette cohabitation est d’ailleurs renforcée par la continuité du répertoire musical.
Cantigas de Santa Maria (Cantiga 30)
La question de la compétence des artistiques (peintres ou sculpteurs) pour représenter ces instruments de musique resurgi. Yves d’Arcizas précise que l’omniprésence de la géométrie et de ses principes dans les métiers médiévaux peut être une piste pour expliquer le naturalisme de certains instruments sculptés ou peints. Les proportions géométriques utilisées pour fabriquer des instruments de musique ou pour sculpter un modillon sont les mêmes et il faut insister sur le fait que ces proportions géométriques sont aussi musicales : 1 demi = octave, 1 tiers = quinte. L’un des figures de base que l’on retrouve dans l’art comme dans la lutherie est la vesica piscis. Yves d’Arcizas n’a d’ailleurs recensé que trois ouvertures de compas différentes sur les harpes représentées dans l’art médiéval. Ainsi, la complexité de la géométrie n’est qu’apparente, puisque c’est un langage très bien connu et maîtrisé par la plupart des médiévaux. Il y avait une certaine simplicité d’utilisation des proportions harmoniques dans ce système duo-décimal. On retrouve d’ailleurs des proportions et des figures géométriques assez simples sur la plupart des instruments représentés ; le tracé de base en est souvent le double carré. Il faut également préciser que le quadrivium (arithmétique, géométrie, musique, astronomie) faisait partie de la formation de base des lettrés, donc des artistes qui ont réalisés les sculptures et les peintures que nous étudions. Ainsi, lorsqu’ils n’étaient pas aussi luthiers (comme certains huchiers facteurs de stalles par exemple), ils étaient certainement musiciens (au moins avaient-il appris la musique dans leurs années d’apprentissage). L’exemple le plus intéressant est certainement celui de Jérôme Bosch, dont les instruments suivent un tracé géométrique parfait, peut-être grâce à l’utilisation d’une camera obscura. Ainsi, la harpe qu’il a représenté dans le Jardin des Délices est d’un tracé harmonique rigoureux et la perspective semble avoir été mis en place après ce tracé géométrique. Yves d’Arcizas remarque en outre que Bosch était beaucoup plus féru d’instruments de musique que de bateaux ; les premiers étaient représentés avec plus de réalisme que les seconds. François Denis a étudié l’évolution des procédés de mesure et de tracés utilisés par les luthiers dans son Traité de Lutherie, Lille, éd. Aladfi, 2006.
Superposition du tracé géométrique de la vièle
du Manuscrit Arundel (C. Rault)
Au sujet du naturalisme de certains instruments représentés (notamment ceux à Saint-Jacques de Compostelle, qui sont d’ailleurs marqué par une facture unitaire), Lionel Dieu insiste sur l’importance de la mémoire visuelle des instruments réels ; ainsi, certains instruments ont certainement été représentés d’après nature, alors que d’autres l’on été de mémoire ce qui induit parfois des approximations ou des erreurs dans le rendu. Mais généralement les représentations d’instruments sont fiables ; ainsi Lionel Dieu a remarqué qu’en mesurant les bourdons des cornemuse dont les tailles et les formes varient souvent, on se rend compte que ces bourdons n’étaient pas systématiquement à l’octave et que certains éléments rapportés étaient en fait des coulisses permettant d’accorder les bourdons différemment. Ainsi, les détails qui peuvent paraître fantaisistes dans les images médiévales sont à étudier en détail, car ils révèlent souvent des pratiques harmoniques différentes des nôtres, mais participant au paysage sonore spécifique du Moyen Âge. Cette idée de naturalisme est aussi intéressante dans le sens où si la base géométrique des instruments de musique est constante, les formes peuvent adopter de grandes variétés ; tout comme la nature prend des bases géométriques (fleurs à 5 pétales, corps humain divisé en 7 parties égales, etc…), il n’y a pas deux fleurs ou deux humains identiques. Le tracé régulateur est donc « enrichi » d’un emballage très libre ; ce qui compte c’est l’idée de la symétrie et non la symétrie strictes ; la théorie est dépassée par l’imagination ; l’art médiéval est ainsi réellement « à l’imitation » de la nature.
Welleda Muller

Ont participés à ce séminaire : Frédéric Billiet, Sébastien Biay, Aurélia Bolot-de-Moussac, Christelle Cazaux-Kowalski, Yves d’Arcizas, Lionel Dieu, Isabelle Marchesin, Evelyne Moser, Welleda Muller, Christian Rault, Jean-Claude Trichard, Jean-Christophe Valière

Visitez les sites de nos intervenants :
Lionel Dieu : www.apemutam.org

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