mardi 3 avril 2012

Compte rendu du séminaire du 29 mars 2012


Sainte Claire, fragment d'antiphonaire
Iconographie des Graduels et Antiphonaires des XIIe et XIIIe siècles
Alison Stones

• Résumé de l’intervention :


Spécialiste des manuscrits littéraires français et de leur iconographie, Alison Stones (professeur à Pittsburgh University, USA) propose une étude iconographie comparative des manuscrits liturgiques des XIIe et XIIIe siècles, et en particulier de ceux contenant de la notation musicale, tels les graduels et les antiphonaires. 
   Un fragment d’antiphonaire mis en vente récemment par Christies comporte de la notation musicale, ainsi que de nombreuses illustrations. Les lettrines sont généralement en lien direct avec le texte en offrant des images renvoyant aux différentes fêtes de l’année liturgique. Certaines pages sont également ornées de marginalia, qui viennent souvent former un contre-point de l’image principale, bien qu’il soit difficile de systématiser cette hypothèse et a fortiori de l’étendre au « genre » marginal en général. Le genre a d’ailleurs été souvent étudié, sans que d’importantes découvertes fussent apportées ; Alison Stones cite les ouvrages qui font autorité sur la question, principalement ceux de L. Randall (notamment Images in the Margins of Gothic Manuscripts, Berkeley, 1966), M. Camille (Image on the Edge. The Margins of Medieval Art, London, 1992) et l’ouvrage collectif dirigé par J. Wirth (Les marges à drôlerie des manuscrits gothiques, Genève, 2008). Il est cependant intéressant de préciser que les marges de ce manuscrit sont très souvent peuplées de singes (notamment des singes jouant aux boules). Cet antiphonaire fragmentaire est également remarquable par son unité stylistique marquée par des visages très expressifs (notamment dans les jeux de regards), encadrés de boucles de cheveux arrondies ; les drapés sont mobiles, les petites architectures, nombreuses en arrière-plan, sont très détaillées avec la récurrence de l’appareillage ; les auréoles sont ornées de pointillés, etc. Si cet antiphonaire comporte des éléments iconographiques assez fréquents dans la peinture de manuscrit, il y a néanmoins quelques lettrines à la thématique plutôt rare. C’est le cas du Christ envoyant les apôtres prêcher et de Noé construisant l’arche, ressemblant plutôt à une barque ici, debout à l’intérieur, en référence à la période de jeûne du Christ. Toutes les initiales ne sont cependant pas historiées, certaines sont faites d’entrelacs végétaux, dans lesquels apparaît parfois un hybride et des animaux. Dans une marge, un chevalier tient un blason du comte de Flandre, ce qui peut nous renseigner sur le lien de fabrication de ce manuscrit. D’autres indices permettent de placer ce manuscrit dans le contexte d’un couvent de nonnes franciscaines ; notamment la présence de plusieurs moines franciscains dans les lettrines, et surtout celle de sainte Claire tenant une monstrance face à une nonne, qui est en outre une iconographie fort rare.
Noé, fragment d'antiphonaire
Grâce à la stylistique très personnelle du peintre de l’antiphonaire fragmentaire, Alison Stones a retrouvé sa main dans d’autres manuscrits réalisés en France du Nord et en Flandre. Par exemple, un manuscrit conservé à Cambridge Trinity (11-22), on retrouve les singes en marges, les hybrides en forme d’antennes sur les côtés des lettrines, les petites architectures soignées en arrière-plan, les visages très expressifs encadrés de boucles de cheveux. Dans un Lancelot-Graal (Douce 215), on retrouve également une lettrine comportant une iconographie très inhabituelle qui est aussi présente dans l’antiphonaire : un chevalier (Lancelot dans le Douce 215), se confesse à un ermite dendrite (vivant dans un arbre). Ainsi, le style n’est pas l’unique moyen de retrouve la filiation des manuscrits, certaines iconographiques suffisamment rares le permettent aussi. En outre, ce Lancelot-Graal comporte également des éléments stylistiques qui permettent de le rapprocher de l’auteur de l’antiphonaire. Cet auteur était d’ailleurs non seulement talentueux, mais aussi à la pointe de l’innovation iconographique. Ainsi, on trouve un des premiers « homme de douleur » ou Ecce Homo sur un frontispice représentant donc le Christ aux plaies sortant de son tombeau et environné d’anges pleurants. Une Trinité dans une lettrine à une autre page est juxtaposée avec une marge dans laquelle prend place une scène courtoise ; Alison Stones émet l’hypothèse d’une rencontre entre l’amour spirituel de la Trinité et l’amour profane du couple.
         Quoi qu’il en soit, il est particulièrement intéressant de noter que ces antiphonaires et graduels des XIIe et XIIIe siècles ne comportent pratiquement pas d’images de musiciens. Les manuscrits les plus anciens sont même dépourvus de scènes historiées. Les initiales sont alors ornées de feuillages et de filigranes souvent en bichromie. Il faut attendre le Graduel de Saint-Denis pour voir apparaître des personnages en forme de lettre. Mais ce manuscrit ne contient encore que cinq initiales historiées sur quatorze. Il est d’ailleurs intéressant de noter que certaines de ces lettres ornées résument le mot qui n’est alors pas écrit en entier. L’idée de l’activation de la mémoire pour une image (qui peut être issue de la typographie) est alors renforcée. Le Codex Calixtinus Jacobus, comporte quelques portraits, notamment celui de saint Jacques (nom du manuscrit) dont l’iconographie est très proche de celle du Christ, comme une sorte d’appropriation de celle-ci. Les autres éléments décoratifs de ce codex sont des rinceaux de feuillages, parfois peuplés de dragons et des lettres filigranées ; cependant, certains ornements ont été ajoutés plus tard, au XIIe siècle. On dénombre douze manuscrits du Jacobus, parmi eux seulement quart contiennent de la notation musicale, notamment des chants de pèlerinage, mais pas d’images de performance musicale.
Codex Calixtinus Jacobus
Les premières images musicales apparaissent dans le Graduel de Saint-Denis au XIe s puis dans le Graduel à l’usage de Fontevrault au XIIIe s ; toutefois la majorité de son iconographie fait référence aux fêtes célébrées par la musique notée sur la page. La production est certainement parisienne et semble mettre en valeur la figure de la Vierge. Également réalisé à Paris, au milieu du XIIIe siècle, l’antiphonaire de Pierre de Medicis comporte en revanche quelques exemples d’une iconographie très particulière : la personnification de la musique. Celle-ci apparaît trois fois en trois registres superposés pour un frontispice composant ainsi la musique spirituelle, humaine et instrumentale. Mais ce manuscrit est exceptionnel à bien des égards. Il comporte aussi une initiale avec trois chantres, iconographie empruntée aux psaumes.
Il paraît ainsi évident que l’iconographie des graduels et des antiphonaires n’est pas musicale, même si les manuscrits comportent souvent de la notation musicale. Cette iconographie musicale est en revanche beaucoup plus fréquente dans les romans.

• Ouverture de la recherche (interventions de Frédéric Billiet, Isabelle Marchesin, Welleda Muller, Jean-Christophe Valière) : 

- Problématique de l’absence d’iconographie de la performance musicale dans des manuscrits comportant de la notation musicale. Une piste pourrait être ouverte avec l’idée que le chant prédominerait sur la musique instrumentale. En outre la notation est déjà une image du son.
- Alison Stones en conclu que la notation prédominait sur l’image dans les graduels et antiphonaires des XIIe et XIIIe siècles. Ce qui n’est pas le cas pour les bibles d’autels et les missels destinés à être vus de loin posés sur des lutrins, où c’est l’image qui prédomine par rapport au texte. Les psautiers sont encore des cas à part, puisqu’ils regorgent d’iconographie historiée et d’iconographie musicale qui plus est (voir à ce sujet G. Haseloff « Die Psalterillustration im 13. Jahrhunderts : Studien zur Geschichte der Buchmalerei iin England, Frankreich und der Niederlanden », 1938).
- La logique interne des manuscrits est rappelée : le texte était copié, puis la notation musicale (ce qui implique que le copiste ou l'organisateur du manuscrit connaissant les chants et savait la place qu’il fallait leur laisser sur la page), puis enfin les enluminures étaient réalisées. Ces manuscrits étaient avant tout des « outils » liturgiques.
- Le concept de musique allant au-delà de la performance est évoqué par Isabelle Marchesin. Celui-ci peut en effet s’exprimer dans les divers rapports que l’homme entretient avec ses semblables, mais aussi avec le divin ; les enjeux mathématiques dans l’idée de perfection des accords, par exemple, etc.
- Frédéric Billiet ajoute que le livre représente l’autorité : il permet d’activer la mémoire par sa simple ouverture. À l’origine, la première notation musicale n’était d’ailleurs qu’une indication de hauteur et non de note spécifique.
- Selon Isabelle Marchesin, ces ouvrages illustrés pourraient aussi permettre d’aller plus loin que la « simple » activation de la mémoire ; ils pourraient être des supports de méditation, engageant le corps et l’esprit ; des supports didactiques en quelque sorte, qui permettait une imprégnation du fidèle.
- Les jeux de regards semblent très importants avec les personnages des lettrines.
Welleda Muller

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