mardi 5 juin 2012

Compte rendu du colloque Cris et Jurons

Ms. 0016, BM d'Abbeville, f. 042
Compte rendu du colloque 
Cris, jurons et chansons
Entendre les "paysages sonores" du Moyen Âge et de la Renaissance (XIIe-XVIe siècles)
Université de Poitiers, 
CESCM (24-25 mai 2012)

La pauvreté des sons de la vie médiévale telle que dépeinte par le cinéma est symptomatique de la difficulté à restituer le paysage sonore du Moyen Âge. Pour y remédier, les démarches historiques sont diverses : de la décomposition de la trame d’un paysage sonore à l’étude de sons particuliers.
Grâce aux archives d’Amiens, Frédéric Billiet (Université Paris-Sorbonne) a reconstitué les composantes de l’identité sonore d’une ville entre la seconde moitié du xve et le xvie siècle. Pour les institutions urbaines, le paysage sonore est un espace moins à conquérir qu’à contrôler. La fonction de guetteur implique la maîtrise d’un codage précis des signaux du danger. La plus grande précision est également demandée aux fondeurs de cloches quant à la justesse des sons commandés.
Romain Telliez (Université Paris-Sorbonne) a dépeint le paysage sonore de la justice en France à la fin du Moyen Âge en portant un éclairage sur la fonction du crieur. Elle concerne tant la publication d’actes officiels (traités de paix, création de marchés, défense militaire, cours des monnaies, statuts ou bans municipaux) que les éléments de procédure judiciaire ou les ventes publiques.
Élodie Lecuppre (Université Lille III) a évoqué l’histoire de la principauté de Bourgogne à travers ses chansons. Elles font la louange du prince : la figure de Charles le Téméraire est associée au motif du sacrifice du père pour ses enfants. Elles portent également un message de légitimation de la dynastie (la complainte de Christine de Pizan pour Philippe le Hardi).
Le dossier présenté par Jonathan Dumont (Université de Liège) sur les expressions verbales de la présence française dans les principautés italiennes en période de guerre a mis en valeur l’importance des cris dans l’idéologie française de l’assimilation des cités italiennes. Dépassant largement le cadre strictement militaire (de la jubilation de la victoire aux pleurs de la défaite), le cri donne corps à la conquête du peuple des cités d’Italie du Nord pour les auteurs français. Il exprime l’amour de la personne du roi ainsi que la liberté prétendument offerte par les Français.
Alain Marchandisse (Université de Liège) et Bertrand Schnerb (Université Lille III) ont traité la question des Chansons, ballades et complaintes des guerres bourguignonnes. La présence de ménétriers dans les armées joue un rôle essentiel pour le soutien moral des troupes. Les chansons exaltent les vertus du commandant, les faits d’armes passés, font l’appel des peuples rassemblés sous une même bannière, elles annoncent également aux populations assiégées les châtiments qui les attendent et raillent les chefs de faction ennemis.
Ms. 0197, BM d'Avignon, f. 068
Xavier Helary (Université Paris-Sorbonne), a brossé un portrait sonore de Robert ii, comte d’Artois, mort à Courtrai à la tête des troupes françaises en 1302. En dépit des récits extrêmement négatifs faisant porter la responsabilité de la défaite sur ses épaules, le mystérieux surnom « la Paterne Dieu », donné à Robert d’Artois accorderait à celui-ci l’autorité, la bonté de Dieu.
À travers les jurons, cris de guerres et cris d’armes, Laurent Hablot (Université de Poitiers-CESCM) a décrit la place de l’emblème sonore sur le champ de bataille médiéval, entre la nécessité de se reconnaître (et de reconnaître l’ennemi) et la construction des représentations de pouvoir. Le cri d’arme est un signe régalien que les féodaux se sont appropriés. Son éventail sémantique est large (géographie, légendaire dynastique, dimension religieuse). Au même titre que les cimiers, les cris rattachent à un groupe (« Montjoie Saint-Denis », « Guyenne »). Ils peuvent distinguer les branches d’un lignage, l’associer à des fidélités.
Sophie Albert (Université Paris-Sorbonne) a montré en quoi la représentation du cri permet de questionner les voies du bon droit et les rapports entre les protagonistes dans trois romans de Tristan. Le héros crie l’injustice des châtiments qui lui sont infligés par Marc, le peuple déplore et clame à son tour ou s’associe à la condamnation (cri d’humiliation).
Laurent Vissière (Université Paris-Sorbonne, IUF) s’est attaché à décrire le paysage sonore des villes assiégées (Paris, Marseille, Orléans, Rhodes et Sancerre). Contrairement au temps de l’Église et à celui du marchand, le temps de la guerre est incertain, arythmique : tocsin, cris d’alarme, cris des guetteurs et sons de cloche signalant l’arrivée des projectiles ennemis, cris d’attaque et de défi lancés de part et d’autre du fossé. Le duel d’artillerie assourdit les deux camps ; son rythme est aléatoire, angoissant, irrationnel.
Torsten Hiltman (Université de Münster) a décrit les fonctions des hérauts d’armes dans l’espace sonore. Pour avoir laissé peu de traces dans les sources, elles n’en sont pas moins importantes dans le monde nobiliaire. Les hérauts sont les nonceurs de proesses (roman de Perceforest). Au xive siècle, crier l’annonce des tournois semble être un de leurs privilèges ; il en va de même du cri de largesse. Ils proclament également les charges et les traités de paix au xve siècle.
Isabelle Ragnard (Université Paris-Sorbonne) est intervenue sur l’interprétation des cacce italiennes du xive siècle (compositions ayant pour thème le récit pittoresque d’épisodes de chasse). Le terme désigne le principe du canon chanté ; les interprètes semblent se poursuivre l’un l’autre. Avec les enregistrements du Studio der frühen Musik (1972) et des Gothic Voices (2008) s’opposent deux tendances de l’interprétation, l’une théâtrale, appuyant les interjections, l’autre, lisse et esthétisée.
Martine Clouzot (Université de Bourgogne) a abordé la question des représentations sonores par l’exemple des fous musiciens dans les manuscrits enluminés entre le xiiie et le xve siècle. Reprenant la distinction aristotélicienne de la vox et du sonus, elle s’est interrogée sur le statut de la figure du fou parmi les hommes et les animaux des marges enluminées, présentées comme une métaphore du livre de la Nature.
Olivier Halévy (Université Sorbonne Nouvelle) a envisagé la sonographie onomatopéique dans le monologue dramatique (xve-xvie siècles). La conceptualisation du paysage sonore passe par un usage phonétique de la langue. Le monologue dramatique décrit des situations comiques, vaudevillesques ; l’onomatopée y est associée à une écriture très affective et expressive.
Clément Lebrun, directeur artistique de l’ensemble Non Papa, a décrit la figure protéiforme de Maître Pierre du Quignet entre le xive et le xixe siècle, seul personnage historique associé aux crieurs de Paris. Figure grotesque de l’imaginaire du xvie siècle, il est réhabilité par Aristide Bruant dans le contexte de la séparation de l’Église et de l’État.
L’intervention de David Fiala (Université de Tours-CESR) a porté sur les innovations de la chanson dite « combinatoire » des années 1450. Rappelant que le chant ne représente rien a priori, David Fiala s’est intéressé à l’apparition de techniques attentives au réalisme acoustique dans les mélodies à texte cru inscrites en bas des mélodies principales dans le chansonnier de Dijon vers 1465.
Karin Ueltschi (Institut catholique de Rennes) a posé la question « Oui ou non les morts font-ils du bruit ? » en s’appuyant sur le dossier de la Mesnie Hellequin. Le bruit signale l’incongruité de son apparition. La troupe des revenants se manifeste par des bruits mécaniques (armes, travail artisanal mené sans repos) ou par les cris de leurs tourments.
Christelle Cazaux-Kowalski (Université de Poitiers-CESCM) a envisagé le chant liturgique comme cri de la foi ou cri de triomphe, malgré l’idée que le chant rapproche de Dieu par opposition au cri, qui appartient à l’univers du péché. Le chant s’intéresse à la structure textuelle, à la prosodie, parfois au sens des mots, mais ne s’attache pas à la mise en scène du texte. La joie s’exprime dans le répertoire le plus récent : poésie liturgique, tropes et proses. La mélodie reste tout de même moins exubérante que le texte.
Nelly Labere (Université Bordeaux III) a évoqué la chanson d’aube en oïl (« Retiens la nuit pour nous deux jusqu’à la fin du monde »).
En conclusion du colloque, Jean-Marie Fritz (Université de Bourgogne) a rappelé les nombreuses incertitudes sur la reconstitution de la musique, le diapason, le choix des instruments destinés à accompagner le chant. Les seules reliques du paysage sonore médiéval sont les cloches. Évoquant la place du cri dans la chanson de geste, du bruitage et de l’onomatopée dans le théâtre, Jean-Marie Fritz a souligné le fait que l’onomatopée, en dépit de son aspect primitif, est une conquête tardive de la langue.
Sébastien Biay

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