lundi 18 juin 2012

Compte rendu du séminaire du 7 juin 2012

Compte rendu du séminaire Musiconis 
La mise en voir du Verbe

Introduction, Isabelle Marchesin :
La réflexion sur la mise en relation de la notation musicale et de l’image est à la base de ce séminaire organisé dans le cadre de la 9e édition des Entretiens sur la musique ancienne en Sorbonne. En effet, l’émergence des signes musicaux notés dans les manuscrits indique une mise en forme de la voix et non pas de la note.

Miracles de Notre-Dame, Gautier de Coinci,
The Hague KB 71A24
Claire Chamiye (Doctorante, Université Paris-Sorbonne), Mémoire, lieu et image dans les chansons de dévotion de Gautier de Coinci :
La problématique de la mémoire et son lien avec la composition fut à la base du développement de cette communication. La chanson de Gautier de Coinci se présente comme un monument architecturé, présentant une technique mémorielle des lieux et images. En effet, les techniques mémorielles médiévales impliquent une façon de copier les textes pour une meilleure mémorisation. Chaque parcelle de texte avait une place dans la page, un locus, lieu mémoriel par excellence. L’espace de la page fixait alors la mémoire du texte grâce à la mémoire visuelle. L’image avait donc une importance fondamentale dans la mémoire et le procédé d’organisation du texte dans un but mémoriel était le même pour la littérature et l’art lyrique. Deux procédés étaient utilisés pour la mémorisation du texte : la divisio en courtes séquences, et la collatio, c’est-à-dire l’intégration du texte en l’amplifiant dans la mémoire de l’érudit. Le terme de collatio vient d’ailleurs précisément de la pratique de la lecture collective par les moines, qui était suivie d’un repas léger (une collation). Le florilège monastique permettait une mise en commun de plusieurs textes et donc de plusieurs notions ; les moines se nourrissaient du texte tout en nourrissant leur corps. Ensuite, un autre processus intervient : la ruminatio, par laquelle l’érudit se remémore les divers éléments qu’il a lu et entendu ; ceci mettant en place une véritable continuité de la lecture de la parole divine.
Claire Chamiye dégage alors une composition mémorielle dans les chansons de dévotion de Gautier de Coinci en suivant une métaphore architecturale en termes de loci et d’imagines (les premiers servant de cadre aux secondes). Et cette composition mémorielle comprend l’inventio, la divisio et la collatio ; c’est-à-dire le rassemblement et la structuration des matériaux de la mémoire pour composer une nouvelle œuvre. La cogitatio et l’imaginatio interviennent également dans ce processus. Notons que l’accroissement est identifié à l’invention, car l’amplification des faits des prédécesseurs, ainsi que la collecte des images mémorielles créent une nouvelle image.
Dans les Miracles de Nostre Dame notamment, les syllabes sont identifiées à des loci. La copie du texte étant fondée sur ces syllabes, mais également sur les neumes. Ainsi, les neumes simples (virga et punctum) sont placées généralement au milieu ou à la fin des mots ; et ces proportions sont récurrentes dans toute la chanson. En outre, les syllabes sont découpées de manière à mettre en valeur l’emplacement des neumes, et de fait un contraste est visible entre les neumes simples et les neumes composés de plusieurs notes. Or ces neumes composés interviennent sur des termes clefs de la chanson, notamment la fin qui est très ornée et sur certains vers récurrents particulièrement importants dans le déroulement lyrique (ce « système » est également visible au niveau des strophes). Cette construction en termes de contrastes, mais aussi en forme d’architecture logique et visible montre que l’espace musical est dépendant de l’espace écrit dans les chansons de dévotion de Gautier de Coinci. Par une architecture logique de la page, on imagine qu’une activation sonore était rendue possible dans la mémoire par l’utilisation de procédés récurrents visuels au fort potentiel mémoriel.

Bible de Moutiers-Grandval
Majestas Domini

Anne-Orange Poilpre (Maître de Conférences, Université de Nancy), Le Verbe en image et les images du Verbe à l’époque carolingienne :
En se posant la question de la représentation du Verbe divin, Anne-Orange Poilpre a rassemblé un corpus de manuscrits carolingiens produits au scriptorium de Saint-Martin de Tours sous le règne de Charles le Chauve. Le sujet confronte deux principes : l’aspect matériel de l’image et la représentation divine, en impliquant la question de la visibilité du divin, propre au Christianisme médiéval. L’émergence d’images donnant à voir des vérités religieuses, tel la figuration du Verbe semble en effet être une spécificité chrétienne. Suivant des modèles empruntés à l’Antiquité tardive, un assemblage d’images va se forger pour évoquer le Verbe à l’époque carolingienne dans les manuscrits : il s’agit de la Majestas Domini, c’est-à-dire du Christ entouré du tétramorphe (l’ange de Matthieu, l’aigle de Jean, le lion de Marc, le bœuf de Luc).
L’origine du tétramorphe est double : elle apparaît dans une vision d’Ézéchiel (Ez. 1, 1-14) et elle est évoquée par Jean dans l’Apocalypse (4, 7-8) ; elle est ensuite discutée par des théologiens chrétiens dès la fin du IIe siècle. Le texte des Évangiles est alors représenté de manière symbolique par le tétramorphe qui fait aussi référence à ses auteurs : les Évangélistes et le Christ lui-même. Depuis la figuration du Christ entouré du tétramorphe dans l’abside de Sainte-Pudentienne à Rome, cette image se systématise dans les manuscrits carolingiens avec une organisation spatiale de la page assez récurrente. Toutefois, n’étant pas dans un système codifié byzantin, la forme et l’échelle s’adaptent suivant les manuscrits, le motif christologique varie (Christ anthropomorphe, Agneau mystique, croix), mais le sens et le symbolisme de cette image restent constants. Ainsi, le Christ en gloire placé dans une mandorle entouré des quatre symboles des Évangélistes est à la fois une association de l’image du Christ et du Verbe, et la signature divine dans le monde créé. La quaternité du tétramorphe renvoyant non seulement au texte exprimant la vérité de l’avènement christologique et de fait au Verbe, mais aussi au monde. Produisant une sorte de synthèse, cette image fait coïncider divers textes exégétiques (notamment ceux de saint Jérôme) et adopte une place centrale dans l’imaginaire chrétien en adéquation avec l’économie du livre.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que les figurations du Christ sont limitées à ces représentations dogmatiques dans les bibles carolingiennes. La Majestas Domini prend alors place en préface, puis les portraits des Évangélistes ornent chaque frontispice des Évangiles correspondants. Or, dans ce contexte, la dimension narrative de la vie du Christ est complètement marginalisée ; les illustrations en tant que telles des Évangiles sont en effet presque absentes de ceux-ci. L’image offerte est caractérisée par une symbolique synthétique et dogmatique, le propos n’est pas illustratif mais cognitif avec pour enjeu l’idée de l’Incarnation et la restauration de la visibilité de Dieu. Cette image montre justement quelque chose d’invisible : la parole divine, le Christ en gloire, qui n’est accessible que par l’esprit. Dans ces images, le tétramorphe est parfois associé à quatre prophètes marquant la relation de la Majestas Domini avec ce qui l’a précédée et insistant encore sur la figuration du Verbe divin. Un losange permet souvent de structurer la page en délimitant un espace symbolique sans pour autant évoquer un intérieur et un extérieur, mais plutôt un emboîtement de structures les unes dans les autres, suivant les écrits de Raban Maur et d’Alcuin. En outre, le losange, tout comme le tétramorphe, serait un autre moyen d’évoquer métaphoriquement le monde créé et normé, le cosmos chrétien. Cette image propose alors une réflexion sur le Verbe divin en effectuant une sorte de mise en abyme du texte évangélique lu et entendu.
Bible de Moutiers-Grandval,
épisodes de la Genèse
Lorsque ces manuscrits carolingiens comportent des bibles complètes, les figurations narratives ne sont pas totalement absentes, puisqu’elles interviennent dans les parties vétérotestamentaires, comme dans la Bible de Moutiers-Grandval où certains épisodes de la Genèse sont illustrés en pleine page, organisées en bandes superposées. Ainsi, le péché originel puis la vie d’Adam et Ève sur terre sont illustrés avec l’intervention de Dieu sous des trais christologiques. Or, on remarque que cette image anthropomorphe et christique de Dieu disparaît complètement après l’expulsion du Paradis et est « remplacée » par la main divine, qui est aussi une métaphore de la Parole. Un rapport très fort existe donc entre le corps divin et le Verbe, dans un dépassement de la matérialité. Le Christ entouré du tétramorphe est précisément une image divine inédite qui fait entièrement appel à l’esprit ; d’où le développement de cette image conceptuelle dans les bibles. Anne-Orange Poilpre souligne enfin que les illustrations des épisodes de la vie du Christ ne sont pas totalement absentes des manuscrits carolingiens, mais qu’elles interviennent plutôt dans des livres liturgiques (tel le Sacramentaire de Drogon, qui est en outre une production très originale), répondant ainsi à une autre problématique et à un autre usage que les bibles destinées à un usage intellectuel, pieux et méditatif autant en ce qui concerne le texte que face aux images qu’elles contenaient.

Fragment d'antiphonaire, Bologna, Q3, frag.19
Violaine Anger (Maître de Conférences HDR à l’Université de Évry), Quelle parole rendre visible ? :
Spécialiste de la musique du XIXe siècle, Violaine Anger a axé sa communication sur la problématique du dispositif d’écriture de la musique médiévale : la partition musicale, entre autres caractéristiques, analyse la parole de deux manières étonnantes : une opposition entre les mots et la manière de les dire, et une conception de la manière de dire –appelons-la « la voix » extrêmement matérielle, puisque représentable sous forme d’une image, une ligne articulée. Ce sont ces deux points qu’une enquête dans les théories antiques de la parole cherche à expliquer.
Il faut d’abord revenir sur la transcription alphabétique de la parole. Grâce au Théétète de Platon, on apprend que l’alphabet est considéré comme un ensemble d’éléments alogiques, -n’ayant pas de logos; ce sont des codes, des signes conventionnels et abstraits qui sont convoqués pour analyser la parole, dont la dimension sonore est de ce fait la seule prise en compte, au détriment des « images » que la parole porte avec autant de force. La parole est en revanche conçue comme une union entre les voyelles et les consonnes muettes ou sonores : articulation et élément sonore « pur » sont donc posés comme indissociables (ce que ne font pas, par exemple, ni une écriture syllabique, ni une écriture purement consonantique). Ce faisant, Platon interroge avec une sorte d’anxiété la pratique assez neuve de l’écriture (dont l’avènement est fixé par un geste politique en 403), et en particulier son rapport à la vérité. Le son, le « chant » marquait l’enthousiasme de l’aède et le fait que sa parole lui venait d’une puissance qui le dépassait : il est à présent suspect.
Aristote répond à Platon dans le Peri hermeneias en écrivant que l’âme est la médiation entre le logos et les choses. Il y a les choses, qui sont les mêmes pour tous ; les images produites par ces choses dans les esprits des hommes, qui sont les mêmes pour tous. Il y a les signes, vocaux et écrits : ceux-là ne sont pas les mêmes pour tous, puisque les langues sont multiples. Un mot, entendu ou écrit, est donc en fait un symbole, qui signifie sans lien intime avec la chose. En revanche, une émission articulée, même si on ne la comprend pas parce qu’elle est dans une langue étrangère, est signe que celui qui la produit a une « âme » capable de faire la médiation entre le logos et les choses. Le langage articulé sonore (que Rousseau interrogera avidement) est signe de l’activité de l’esprit. On voit ici l’influence très nette de la pensée alphabétique : les images évoquées par les mots sont de nature mentale, naturelle et universelle, par opposition aux sons attribués aux mots et à l’écriture, qui ont valeur institutionnelle et relative. Dans un effort de description du réel, il propose l’organisation de la pensée et du langage en trois termes : logos, phonê, psophos. Le psophos est le son brut ; la phonê est un son propre aux êtres animés, qui est lié au mouvement de l’air et qui suppose une représentation. La phonè pour Aristote est parole articulée ; elle est indissociable du logos. La question d’une phonè  des animaux est difficile : elle suppose de savoir s’ils ont une « âme », c’est-à-dire d’interroger leur capacité représentative.
Toute autre est la représentation du langage des stoïciens, et cette tension antique est importante si on veut vraiment s’interroger sur ce qu’est la voix et la parole.
Chez les stoïciens, Diogène Laërce distingue les mêmes notions qu’Aristote : logos et phonê, en y ajoutant celle de leixis. L’organisation unitaire de la nature par les stoïciens, les pousse en effet à dégager une dynamique dans le processus signifiant. Dans ce contexte le logos est l’ensemble des rapports que l’on peut saisir ; la leixis est une voix articulée mais pas nécessairement signifiante (par exemple les onomatopées) et la phonê est le corps physique sonore. Il n’y a donc pas de séparation entre le son brut et le son signifiant comme chez Aristote, le son brut étant toujours traversé, plus ou moins, par du logos ; les stoïciens considérant le langage des animaux et la parole humaine comme une continuité.
Il est important de prendre la mesure de cette tension : l’important est-il la parole articulée signifiante (phonè aristotélicienne), ou le son dynamique émis par les hommes comme par les animaux (phonè stoïcienne) ? La question de ce qu’est la « musique » dans son lien avec « les mots » trouve là un nœud de pensée dont les implications sont immenses : comment comprendre le logos dans le monde ? Quelle est la nature de la représentation humaine ? Etc. Selon la conception de la phonè –de la voix- que l’on adopte, alors, on pense  de façon radicalement différente la place de l’être humain dans le monde.
Pour comprendre la dichotomie présente dans la partition musicale, l’analyse aristotélicienne est de peu d’aide ; mais l’analyse stoïcienne, qui insiste sur le côté matériel de la parole sonore, peut mettre sur la voie de cette capacité à représenter la voix comme un flux. De plus, les stoïciens, tout à leur volonté de refuser une activité représentative idéelle, distinguent le verbe intérieur et le verbe proféré, le concept formé intérieurement par l’intelligence, et son expression sensible par le son de la voix. Ceci peut-il mettre sur la voie de la distinction opérée dans la partition musicale entre les mots et la manière de les dire ? Pas complètement, dans la mesure où la partition musicale oblige à dire les deux en même temps, ce que n’imaginent pas les Stoïciens.
Ajoutons que les Stoïciens déplacent la conception aristotélicienne des signes : l’ensemble des énoncés deviennent signes, au même titre que tout ce qui, dans la nature, est déchiffré par les devins.
On comprend alors que l’héritage antique de l’analyse de la parole a été retravaillé par la pensée juive et chrétienne, et que c’est là qu’il faut sans doute chercher la réponse aux questions posées sur la partition musicale.
Violaine Anger accélère alors et se contente de donner les résultats d’une enquête qui passe au moins par Origène, Ambroise, Augustin : la réinterprétation de la nature matérielle de la parole ; le changement de conception du corps, du rapport à la vérité, qui s’ensuit et la mise au centre du locuteur dans ce qui fonde sa capacité à parler; le passage entre le grec et le latin, qui insiste sur la tension oxymorique d’une parole à la fois matérielle et immatérielle ; la relecture par Augustin du verbum in corde meo ,- le verbe intérieur-, et du verbum prolatum sensui tuo, -le verbe proféré- ; enfin, l’importance apportée par Augustin à la vox, qui est à la fois corporelle et indissociable des mots : le verbe devient voix, mais ne se transforme pas en voix. Sicut verbum nostrum fit vox, nec mutatur in vocem. Nous trouvons là des éléments solides qui permettent de comprendre l’analyse de la parole proposée par la partition musicale.
 Il serait toutefois trop simple de conclure hâtivement à une origine chrétienne de la partition musicale, provenant d’une réinterprétation univoque de la parole stoïcienne par les chrétiens romains. Au contraire, une dernière enquête relance la question des signes : les Stoïciens ont pensé les énoncés comme des signes parmi les signes, certes ; Augustin déploie une réflexion de fond sur la vox comme signum ; mais Boèce, lui, traduit le Peri Hermenias d’Aristote en gommant la distinction entre symbolon et semeion : tout cela est, pour lui, notas, chose mise pour une autre. Au début du Ve siècle donc, la vox se trouve, dans sa nature, tendue entre le signum augustinien et les notas boéciennes. Si la créativité permise par la partition musicale et son analyse étonnante de la parole n’est plus à démontrer, l’interrogation radicale sur ce qu’est un signe et la capacité langagière à signifier demeure : ces tensions pourraient-elles être comprises comme étant le moteur de l’évolution stylistique musicale ?  
Welleda Muller

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.